
Pour les Grecs, puis les Romains, les autruches appartenaient au monde des créatures fantastiques, peuplant la mystérieuse Afrique, au même titre que les crocodiles, les chameaux ou les éléphants. Hérodote, au Ve siècle avant notre ère, est le premier à mentionner l’oiseau dans une liste de créatures libyennes. Il le nomme «oiseau qui vit sur terre» (strouthoi katagaioi, στρουθοὶ κατάγαιοι), soulignant ainsi son incapacité à voler[1]. Pourtant, il ne relève pas sa taille, alors que le mot strouthos désigne plus couramment le moineau…
Aristote, un siècle plus tard, en donne une description plus précise. L’autruche lui apparaît comme un être double, mi-oiseau, mi-quadrupède: «En tant que cet oiseau n’est pas quadrupède, il a des ailes; en tant qu’il n’est pas oiseau, il ne vole pas, en s’élevant dans l’air; et il a des ailes qui ne lui servent pas à voler, et qui sont assez pareilles à des poils.» Il relève en outre que l’animal a des cils aux paupières supérieures et qu’il «est pelé sur la tête et sur le sommet».[2]
Avec ce portrait-robot, pas de confusion possible si l’on croise l’animal dans les terres arides du sud et de l’est méditerranéen. À l’époque, l’autruche est abondante en Afrique du Nord et jusqu’au Moyen-Orient. Son déclin s’amorce avec les prélèvements romains, avant de s’accélérer au XXe siècle sous l’effet des chasses modernes. Aujourd’hui, il ne subsiste que deux espèces sur la dizaine autrefois recensée, et l’oiseau a disparu du pourtour méditerranéen.
Portrait d’un hybride
Exotique mais (relativement) sociable, l’autruche nourrit l’imaginaire antique. Un skyphos athénien du Ve siècle avant notre ère figure un cortège de six jeunes gens juchés sur des autruches, au son de l’aulos. Huit siècles plus tard, à la villa romaine du Casale, en Sicile, une mosaïque montre des enfants jouant à la course de chars, l’un des attelages étant tiré par des autruches. Une autre fresque de la villa illustre l’embarquement d’autruches et d’autres animaux africains sur un navire, rappelant l’importation massive de faune exotique pour les venationes (spectacles de chasse) dans les amphithéâtres romains.

Quand Pline l’Ancien, au Ier siècle de notre ère, rassemble les connaissances de son temps, l’autruche est bien connue. Il la nomme struthocamelus, «oiseau-chameau», et la décrit lui aussi comme un hybride. Il consacre à l’autruche le premier chapitre de son livre sur les oiseaux. Elles dépassent en hauteur le cavalier monté sur son cheval et le surpassent en vitesse, dit-il. Elles sont incapables de voler et disposent de sabots comme les cerfs. Elles s’en servent pour se battre et même pour lancer des pierres contre leurs poursuivants.
Une réputation millénaire
Pline poursuit l’énumération des caractéristiques des struthocameli, qui ont: «une étonnante capacité à digérer tout ce qu’ils avalent sans distinction. Mais leur stupidité n’est pas moins remarquable: étant donné la grande taille du reste de leur corps, lorsqu’ils ont caché leur cou dans un buisson, ils s’imaginent être entièrement dissimulés.»[3]
Voilà faite la réputation du volatile: elle lui colle aux plumes depuis deux mille ans.
Pline relève encore que les œufs, par leur dimension, peuvent servir de vases et que les plumes font de très beaux ornements pour les cimiers et les casques. Il ne mentionne cependant aucune consommation culinaire.
De l’œuf au plat: cuisiner l’autruche

C’est pourtant ce que propose Apicius dans son De re coquinaria. Deux recettes de sauces y accompagnent l’autruche bouillie (In struthione elixo), sans autre précision sur la préparation de la viande.[4]
La première, comprend du poivre, de la menthe, du cumin grillé, des graines de céleri, des dattes, du miel, du vinaigre, du vin paillé, du garum et un peu d’huile d’olive. Le tout doit bouillir dans une cocotte, être lié avec de la fécule, puis versé sur les morceaux d’autruche disposés sur un plat, avant d’être saupoudré de poivre.
La seconde sauce propose une variation d’assaisonnements avec du poivre, de la livèche, du thym ou de la sarriette, du miel, de la moutarde, du vinaigre, du garum et de l’huile.
L’autruche semble d’ailleurs avoir atteint une certaine valeur dans la Rome antique, comme en témoigne un passage du Satyricon de Pétrone[5]. Un personnage, ayant tué une oie sacrée, promet pour se faire pardonner de la remplacer par un struthocamelus, indiquant ainsi que l’autruche était considérée comme un animal de prix, bien supérieur à une simple oie.
Mais c’est à Heliogabale, empereur éphémère et honni du début du 3e siècle, que revient la palme l’excès. D’après l’auteur de l’Histoire auguste, «il fit offrir aux divers services d’un seul repas, six cents têtes d’autruche pour en faire manger les cervelles.»[6]. On imagine sans peine le massacre absurde qu’une telle extravagance a nécessité, la cervelle n’étant pas ce dont l’autruche dispose en plus grande quantité.
[1] Hérodote, Histoire, Livre IV, Melpomène, 192.2. Καὶ βασσάρια καὶ ὕαιναι καὶ ὕστριχες καὶ κριοὶ ἄγριοι καὶ δίκτυες καὶ θῶες καὶ πάνθηρες καὶ βόρυες, καὶ κροκόδειλοι ὅσον τε τριπήχεες χερσαῖοι, τῇσι σαύρῃσι ἐμφερέστατοι, καὶ στρουθοὶ κατάγαιοι, καὶ ὄφιες μικροί, κέρας ἓν ἕκαστος ἔχοντες.
[2] Aristote, Traités des parties des animaux et de la marche des animaux, tome II, XIV.
[3] Pline l’ancien, Histoire naturelle, Livre 10, 1: 1. Sequitur natura avium, quarum grandissimi et paene bestiarum generis struthocameli Africi vel Aethiopici altitudinem equitis insidentis equo excedunt, celeritatem vincunt, ad hoc demum datis pinnis, ut currentem adiuvent. cetero non sunt volucres nec a terra attolluntur. ungulae iis cervinis similes, quibus dimicant, bisulcae et conprehendendis lapidibus utiles, quos in fuga contra sequentes ingerunt pedibus.
Concoquendi sine dilectu devorata mira natura, sed non minus stoliditas in tanta reliqui corporis altitudine, cum colla frutice occultaverint, latere sese existimantium. praemia ex iis ova, propter amplitudinem pro quibusdam habita vasis, conosque bellicos et galeas adornantes pinnae.[4] Apicius, De re coquinaria, VI, I : 1. In struthione elixo: piper, mentam, cuminum assum, apii semen, dactilos vel caryotas, mel, acetum, passum, liquamen et oleum modice. et in caccabo facies ut bulliat. amulo obligas, et sic partes struthionis in lance perfundis, et desuper piper aspargis. si autem in condituram coquere volueris, alicam addis.
- Aliter ‹in› struthione elixo: piper, ligusticum,thymum aut satureiam, mel, sinape, acetum, liquamen et oleum.
[5] Pétrone, Satyricon, 147.
[6] Histoire auguste, Antonin Héliogabale, 30.
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