«Aux chaudrons», les clients ne sont pas des cruches

AD CVCVMAS, une enseigne à hauteur de regard dans une rue d’Herculanum.

Du haut de ces quatre cruches, près de 2000 ans nous contemplent. La fresque a été découverte dans une rue d’Herculanum en 1961, à hauteur de regard, soit à 1 mètre 70 du sol. Il s’agit très certainement de l’enseigne d’un commerce[1]: trouvaille rare puisqu’un seul autre exemple est connu dans cette cité ensevelie par le Vésuve en 79.

Au-dessus des cruches, on peut lire AD CUCUMAS, ce qui se traduit «Aux chaudrons», ou «Aux marmites»[2]. Il s’agit sans doute du nom de l’établissement. Dans la littérature latine, le mot cucuma est rare, ce qui dénote du propriétaire des lieux un effort d’originalité.

Récipients ou contenus ?

Que vendait-on «Aux chaudrons»? Des récipients ou des contenus?

Les historiens partisans de la première thèse ont rapidement perdu la partie. En effet, les récipients, en particulier en bronze, se vendaient alors au poids et non à l’unité. Or, dans les décombres de l’échoppe, aucun stock n’a été retrouvé, pas la moindre balance non plus.

Par ailleurs, les prix indiqués en dessous des cruches sont accompagnés du signe S barré horizontalement, un symbole utilisé dans l’Antiquité pour abréger les mots secutor (une catégorie de gladiateur), servus («esclave») ou encore sectus / sectarius (un sixième). Ici, c’est évidemment ce dernier sens qui s’impose : le «sixième» en question représente un sétier, unité romaine de mesure des liquides équivalant à 5,47 décilitres.

On a donc une liste de prix dégressifs de gauche à droite. Pour le contenu de la cruche verte, 4 as permettent d’obtenir 1 sétier; pour la cruche bleue, 3 as pour 1 setier; rouge: 4 as pour 1,5 sétier; et blanche: 2 as pour 1 setier.

Sous l’empereur Tibère, un ouvrier gagnait environ 16 as par jour. Un légionnaire, une somme équivalente. Donc, en consommant l’entier de son salaire quotidien, le travailleur ou le soldat pouvait s’offrir environ 2 litres et demi du plus précieux des liquides et le double du plus commun.

Le Falerne, c’est surcoté

Vu le prix élevé, ce liquide était très certainement du vin. Rien ne l’indique dans l’enseigne du marchand, mais les tarifs sont cohérents. Et la découverte dans l’échoppe d’une statuette en marbre représentant une tête de Bacchus vient renforcer cette interprétation.

Il est évidemment impossible de dire de quels vins il s’agissait. Le fameux Falerne de Campanie, par exemple, vanté par Horace et décrié par Pline?

«Le second rang [parmi les vins] était donné au Falerne, et surtout au Falerne faustien. Le mérite en était dû au soin et à la culture; il baisse aujourd’hui, attendu qu’on vise plus à la quantité qu’à la qualité.»[3]

Le vin de la cruche verte devait être bon, Falerne ou autre. Les quatre couleurs ne fournissent aucun indice sur les vins qu’elles représentent. Elles sont aussi associées symboliquement aux saisons et aux factions des courses de chevaux, mais cela ne nous aide pas vraiment… Comme l’échoppe fait à peine 10 m2, la vente se faisait certainement à l’emporter. Ce n’était pas un débit de boissons à consommer sur place.

Semo Sancus, dius fidius, garant de la bonne foi et de la solidité des serments.

Ici, pas d’arnaque

Mais intéressons-nous à un aspect négligé jusqu’ici. Sur le mur d’Herculanum, l’enseigne «Aux chaudrons» n’est pas isolée. Une grande fresque la surplombe. Elle représente un personnage dont les attributs étaient insuffisants pour qu’on le reconnaisse immédiatement. Certes, il s’agit d’un dieu, comme l’indique la tête découverte et couronnée de feuillage, mais lequel? Aussi, le commanditaire de la fresque a-t-il jugé nécessaire d’ajouter une indication: AD SANCVS. Les commentateurs reconnaissent ici une divinité romaine qui remonte aux temps archaïques, Semo Sancus[4]. Comme l’atteste de qualificatif «sancus» qui signifie «celui qui confirme, qui garantit», Semo est le dius fidius, le dieu qui personnifie la bonne foi et la solidité des serments.

Le patron de l’échoppe a peut-être fait réaliser la fresque par dévotion personnelle… mais celle-ci se doublait d’un message commercial: «dans un établissement placé sous le patronage de Semo Sancus, vous pouvez être sûrs de ne pas vous faire arnaquer».

Comme on le verra dans un autre article sur les pratiques des vendeurs de vins et des aubergistes, la déclaration de probité du patron des «Chaudrons» était loin d’être superflue.

[1] Voir les images du site sur HerculanumInPictures.

[2] Cucuma, æ, f. (accusatif pluriel: cucumas), chaudron, marmite; à ne pas confondre avec cucumis, mis et mĕris, m. (accusatif pluriel: cucumeres), concombre.

[3] Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XIV, VIII, 3: Secunda nobilitas Falerno agro erat et ex eo maxime Faustiniano; cura culturaque id collegerat. Exolescit haec quoque copiae potius quam bonitati studentium.

[4] Voir l’article Semo Sancus sur Wikipedia.

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