De l’eau dans le vin: trop couper, c’est tricher

Aubergiste et clients, dans le tome 12 de Murena, dessin de Theo Caneschi, Dargaud, 2024.

C’est de notoriété publique: les Romains coupaient le vin à l’eau, froide ou chaude, selon l’envie et l’occasion. Ne pas le faire, c’était risquer de sombrer rapidement dans une ivresse non maîtrisée, et surtout passer pour un barbare ignorant tout des raffinements de la civilisation gréco-romaine –un Gaulois, par exemple. C’était aussi se montrer impie, le vin pur ou merum étant offert aux dieux en libation.

Couper le vin avec de l’eau, c’est donc dans l’ordre des choses romaines… pour autant que le citoyen maîtrise la proportion du mélange, 30 à 50% d’eau, semble-t-il.

Ce qui est moins connu, c’est que trop mouiller le vin est aussi très mal vu, si c’est le fait d’un marchand ou d’un aubergiste. Le principe est simple, c’est de la fraude. En diluant trop, le commerçant indélicat vendait à ses clients de l’eau au prix du vin. Bon pour le bénéfice, mais pas pour la réputation.

Une réputation bien ancrée

Pratique malhonnête très répandue, elle était même devenue dans le monde romain un motif courant de plaisanterie et de raillerie, voire de colère.

Ainsi, un client particulièrement échauffé à laissé sur un mur de Pompéi le témoignage de sa rage:

«Que ces mensonges te coûtent cher, aubergiste! Tu nous vends de l’eau et tu bois le vin pur toi-même.»[1]

Une vingtaine d’années après l’ensevelissement de Pompéi et de ses graffitis sous les cendres du Vésuve, la réputation des aubergistes ne s’est pas améliorée. Le poète Martial les brocarde avec l’humour corrosif dont il a le secret:

«Frappée par des pluies continuelles, la vendanges est détrempée… Tu ne pourrais, aubergiste, quand bien même tu le voudrais, vendre du vin pur!»[2]

Dans une autre épigramme, il retourne l’argument en faisant allusion à une très grave pénurie d’eau potable qui avait frappé la ville de Ravenne:

«A Ravenne, je préfère avoir une citerne plutôt qu’une vigne. Je pourrais vendre l’eau bien plus cher [que le vin];

Rusé, un aubergiste de Ravenne m’a servi récemment. Alors que je lui demandais du vin mêlé d’eau, il m’a vendu du vin pur!»[3]

Pour Martial, l’aubergiste est un fraudeur invétéré et quand ce n’est plus à son avantage de mouiller le vin, il cesse de le faire quoi que le client lui demande.

Le relevé de l’épitaphe de Vitalis.

Une stèle funéraire, aujourd’hui perdue, dont le texte a été relevé en 1899 en Macédoine, donne le point de vue d’un marchand. Celui-ci s’appelait Vitalis, esclave d’un certain Faustus, mort à 16 ans alors qu’il gérait une auberge pour son maître. Son épitaphe dit ceci:

«Je vous prie, voyageurs, n’en veuillez pas à mon maître si j’ai pu parfois vous donner moins que vôtre dû.»[4]

Difficile de savoir, évidemment, si les remords sont sincères, ou dictés par le maître que la stèle cherche à exonérer.

Mais dans tous les cas, la fraude était semble-t-il généralisée et la méfiance toujours de mise.

Astuce pour client méfiant

Portait supposé de Caton.

Le client soupçonneux pouvait aller chercher chez Caton l’ancien une méthode pour confondre le marchand indélicat:

«Voulez-vous savoir si on a mêlé ou non de l’eau à votre vin? préparez un vase en bois de lierre, et emplissez-le avec le vin que vous soupçonnez avoir été trafiqué. Quand il contient de l’eau, le vin filtre au travers des parois du vase et l’eau reste, car le bois de lierre laisse passer le vin.»[5]

Certes, en raison de la présence d’alcool éthylique, la densité du vin est un tout petit peu plus faible que celle de l’eau. Mais le vin, même pur, reste composé à 80% d’eau… On ne voit pas trop comment cela pourrait fonctionner. Voilà un nouveau champ d’investigation pour l’archéologie expérimentale!

[1] CIL IV.3948: Talia te fallant / utinam me(n)dacia copo / tu ve(n)des acuam et / bibes ipse merum.
Le graffiti n’est plus conservé aujourd’hui, voir pompeiiinpictures pour son emplacement.

[2] Martial, Epigrammes, 1, 56: Continuis uexata madet uindemia nimbis / non potes, ut cupias, uendere, copo, merum

[3] Martial, Epigrammes, 3, 56-57: Sit cisterna mihi quam vinea malo Ravennae / cum possim multo vendere pluris aquam // Callidus imposuit nuper mihi copo Ravennae / cum peterem mixtum, vendidit ille merum.

[4] Stèle funéraire de Vitalis: Rogo vos viatores si quid minus dedi me<n>sura ut patri meo adicere(m) ignoscatis.

[5] Caton l’Ancien, De l’agriculture, CXI. Si voles scire in vinum aqua addita sit, nec ne. Si voles scire in vinum aqua addita sit, nec ne, vasculum facito de materia hederacia. Vinum id, quod putabis aquam habere, eodem mittito. Si habebit aquam, vinum effluet, aqua manebit. Nam non continet vinum vas ederaceum

Pour en savoir plus

Mai 2024, reproduction interdite


D’autres articles du blog de l’association Nunc est bibendum

Tous les articles


 

error: Le contenu est protégé