Ce jour-là, à Rome, on voyait des hommes nus débouler comme des fous dans les rues, fouettant avec des lanières de bouc les femmes rencontrées sur le passage, geste censé les rendre fécondes.
Ces jeunes émissaires étaient envoyés par les luperques, hommes-loups et prêtres du culte de Faunus, divinité primitive et cornue qui régnait sur la forêt, les plaines et les champs. Volontiers lubrique et apportant la fertilité aux troupeaux, il sera assimilé au Pan grec. Chaque année, la confrérie des luperques se réunissait à mi-février dans la grotte du Lupercal au pied du mont Palatin où, selon la légende fondatrice de Rome, la louve avait allaité Romulus et Remus. Là, ils sacrifiaient un ou plusieurs caprins, boucs ou chèvres, et aussi un chien, parce l’animal est l’ennemi des loups.
La cérémonie est racontée par Plutarque, auteur romain de langue grecque né en 46 de notre ère:
…on fait approcher deux jeunes gens des premières familles de Rome; on leur touche le front avec un couteau ensanglanté, et aussitôt on le leur essuie avec de la laine imbibée de lait. Après cette dernière cérémonie, ils sont obligés de rire; ensuite les luperques font des lanières des peaux de ces chèvres, et courant tout nus avec une simple ceinture de cuir, ils frappent tous ceux qu’ils rencontrent.[1]
La course se déroule dans le plus simple appareil, mais pourquoi? Le poète Ovide, au tout début de notre ère, avance toute une série d’explications. La plus piquante est celle-ci.
Hercule de mauvais poil
Un jour, Faunus aperçoit le héros Hercule qui se promène avec sa splendide compagne Omphale. Le dieu cornu est immédiatement fou de désir pour la jeune femme. Le couple s’abrite dans une grotte. Après avoir joué à échanger leurs vêtements, Hercule et Omphale se couchent, séparément. Faunus s’introduit dans la grotte, bien décidé à assouvir son désir. Il y va à tâtons, s’approche d’une première couche. D’Hercule il reconnaît au toucher la peau de lion, et recule.
…Il sent au lit voisin de doux et fins tissus; il se laisse prendre à ces apparences trompeuses; il monte et se place sur le devant de la couche; la raideur et la dureté de la corne ne seraient que de faibles emblèmes de la violence de ses désirs. Cependant il commence à soulever légèrement la tunique; les jambes qu’elle recouvre sont velues, et tout hérissées d’un poil rude.[2]
Inutile de préciser qu’Hercule, bien que revêtu d’habits féminins, ne se laisse pas faire. C’est ainsi que Faunus, ridiculisé, ne supporte plus qu’on se présente à lui vêtu.
Ovide raconte aussi l’origine du pouvoir fécondateur des lanières de boucs.
Un augure providentiel
Aux origines de Rome, Romulus se désespère: les femmes qu’il a enlevées aux Sabins restent stériles. Mais voilà que la déesse Junon, dans le bois sacré qui lui était consacré au pied de l’Esquilin, tout à coup s’exprime dans un bruissement de branches:
Mères du Latium, dit-elle, qu’un bouc sacré vous pénètre![3]
La foule reste sans voix… et aussi un peu choquée par cet oracle déroutant. Mais heureusement pour les Sabines, un augure a l’idée d’immoler un bouc:
Il se fait un fouet de la peau de la victime, coupée en lanières, et les femmes, dociles à l’ordre qu’elles en reçoivent, viennent s’offrir à ses coups. La lune ramenait pour la dixième fois dans les cieux son croissant renouvelé: l’époux était devenu père, les épouses avaient enfanté.
Et c’est ainsi que le peuple romain a pu croître… et se livrer chaque année à une joyeuse débandade d’hommes nus courant dans les rues.
Certains commentateurs modernes rapportent également qu’à la course succédait un banquet au cours duquel se déroulait une loterie amoureuse, jeunes femmes et jeunes hommes étant tirés au sort pour former des couples éphémères ou pas. Mais nous n’avons trouvé aucune source antique qui étaye cette idée.
La fin des luperques
Même sans cela, la connotation sexuelle du rituel saute aux yeux, même si les choses devaient rester généralement de l’ordre du symbolique. Pour les romains pétris de gravitas –retenue et rigueur morale– le caractère primitif, sauvage et débridé des Lupercales devait être difficile à avaler. Cicéron, d’ailleurs, se fait l’écho de la mauvaise réputation de la fête[4]. Pour limiter les débordement, l’empereur Auguste interdira la course des Lupercales aux garçons imberbes[5]. Premier tour de vis.
La fête se maintient encore pendant plusieurs siècles, mais pour le christianisme triomphant, c’en est trop. En 494, le pape Gélase 1er opte pour les grands moyens: il interdit les Lupercales et consacre le 14 février à Valentin, prêtre du IIIe siècle, marieur et lui-même amoureux, exécuté par l’empereur de son temps. Il faudra attendre 1496 pour que la papauté fasse de Valentin le saint patron des amoureux, avec le succès que l’on sait, jusqu’à la fête désacralisée, sirupeuse et commerciale d’aujourd’hui.
Contrairement à la pensée commune, il est difficile de voir une filiation directe entre les Lupercales et la Saint-Valentin. Mais il est certain que la seconde a très opportunément occulté la première.
[1] Plutarque, Les vie des hommes illustres, tome premier, vie de Romulus: (6)… εἶτα μειρακίων δυοῖν ἀπὸ γένους προσαχθέντων αὐτοῖς, οἱ μὲν ᾑμαγμένῃ μαχαίρᾳ τοῦ μετώπου θιγγάνουσιν, ἕτεροι δ’ ἀπομάττουσιν εὐθύς, ἔριον βεβρεγμένον γάλακτι προσφέροντες· (7) γελᾶν δὲ δεῖ τὰ μειράκια μετὰ τὴν ἀπόμαξιν. Ἐκ δὲ τούτου τὰ δέρματα τῶν αἰγῶν κατατεμόντες, διαθέουσιν ἐν περιζώσμασι γυμνοί, τοῖς σκύτεσι τὸν ἐμποδὼν παίοντες. Αἱ δ’ ἐν ἡλικίᾳ γυναῖκες οὐ φεύγουσι τὸ παίεσθαι, νομίζουσαι πρὸς εὐτοκίαν καὶ κύησιν συνεργεῖν.
[2] Ovide, Fastes, II, 343-348: Inde tori qui iunctus erat uelamina tangit / mollia, mendaci decipiturque nota. / Ascendit spondaque sibi propiore recumbit, / et tumidum cornu durius inguen erat. / Interea tunicas ora subducit ab ima: / horrebant densis aspera crura pilis.
[3] Ovide, Fastes, II, 441/445-448: ‘Italidas matres’ inquit ‘sacer hircus inito. (…) ille caprum mactat: iussae sua terga puellae pellibus exsectis percutienda dabant. Luna resumebat decimo noua cornua motu, virque pater subito nuptaque mater erat.
[4] Cicéron, Pour Caelius, XI, 26: «Vraiment farouche, entièrement pastorale et grossière, cette confrérie des vrais loups dont la sauvage association fut, à l’évidence, créée avant la civilisation et les lois, puisque non seulement ses confrères s’accusent mutuellement en justice, mais aussi rappellent leur confraternité en le faisant, comme s’ils craignaient que quelqu’un ne l’ignore par hasard.» / Fera quaedam sodalitas et plane pastoricia atque agrestis germanorum Lupercorum, quorum coitio illa siluestris ante est instituta quam humanitas atque leges, si quidem non modo nomina deferunt inter se sodales sed etiam commemorant sodalitatem in accusando, ut ne quis id forte nesciat timere uideantur!
[5] Suétone, Vie d’Auguste, XXXI, 5-6.
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