Kykéon, coca homérique

Déméter et Métanire. Détail de la panse d’une hydrie apulienne à figures rouges, v. 340 av. J.-C. Altes Museum, Berlin (photo Wikimedia commons).

C’est certainement la plus mystérieuse des boissons antiques. Son nom même sème le trouble: kykéon[1] (κυκεών), lui qui est issu d’un verbe qui signifie «remuer de manière à mêler, à brouiller».

Le kykéon est donc un mélange, une mixture. Pour en trouver la composition, on peut remonter aux récits homériques. Dans l’Iliade, le valeureux héros grec Machaon est blessé par Pâris, prince troyen. Son compagnon Nestor le ramène alors au campement, où la captive Hécamédé prend soin des deux hommes:

«Et la jeune femme, semblable aux déesses, prépara une boisson de vin de Pramneios, et sur ce vin elle râpa, avec de l’airain, du fromage de chèvre, qu’elle aspergea de blanche farine. Et elle ordonna de boire, après avoir préparé le kykéon.»[2]

Voilà donc la recette: vin, fromage, farine. Il n’en fallait pas plus pour que certains commentateurs voient dans le kykéon l’ancêtre de la fondue helvétique. Sur les rivages de la mer Egée, on imagine toutefois mal les guerriers grecs autour d’un caquelon. D’autant que rien n’indique que le kykéon ait été chaud. Il s’agit bien plus certaine d’une sorte de porridge dilué, dont la fadeur est compensée par divers ajouts : fromage râpé, menthe ou miel.

Comment masquer une potion de sorcière

On trouve dans un passage célèbre de l’Odyssée une deuxième allusion à la mystérieuse boisson. La magicienne Circé s’apprête à transformer les compagnons d’Ulysse en porcs. Pour ce faire, elle ajoute au kykéon standard sa potion de sorcière et, sans doute pour en cacher l’aigreur, du miel.[3]

Point commun entre les deux épisodes homériques: il s’agit de donner à des hommes harassés un breuvage censé leur redonner de la force. Le kykéon est avant tout une boisson énergisante.

Ce n’est pas un hasard si Hippocrate, médecin grec du siècle de Périclès et considéré comme le père de la discipline, vante le kykéon comme un remède contre la phtisie, c’est-à-dire un état de grande maigreur. Sa recette ajoute aux ingrédients standards une kyrielle d’autres: racine de persil, aneth, rue, menthe, coriandre, pavot frais, basilic, lentille, jus de grenades douces et de grenades vineuses… Dans une version plus simple, le kykéon est aussi réputé pour ses vertus digestives.[4]

Etant donné sa composition de base, le kykéon est une boisson prisée par les agriculteurs grecs et par conséquent, par distanciation sociale, peu appréciée par l’aristocratie.

Gradins et terrasse du Télestérion, la salle du sanctuaire d’Eleusis où les candidats à l’initiation buvaient le kykéon (photo Wikimedia commons).

A Eleusis, le kykéon devient une boisson rituelle

C’est à Eleusis que le breuvage populaire reçoit ses lettres de noblesse. La clé du mystère se trouve dans un texte archaïque, l’hymne à Déméter. Ce texte, attribué à tort à Homère, raconte l’errance de la déesse de la terre nourricière à la recherche de sa fille Perséphone (aussi appelée Coré), enlevée par Hadès, le dieu du monde souterrain.

La quête de Déméter la conduit à Eleusis, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Athènes, où règne le roi Célée. Là, sous les traits d’une vieille femme assoiffée, elle est recueillie par la reine:

«Métanire lui offrit une coupe de vin miellé. Mais elle refusa, disant qu’il n’était pas permis pour elle de boire du vin rouge. Elle demanda qu’on mélange pour elle de l’orge et de l’eau, et qu’on lui donne à boire cette mixture avec de la menthe douce. Alors Métanire prépara et donna à la déesse le kykéon tel qu’elle l’avait demandé.»[5]

De cette histoire naît l’un des plus fameux cultes initiatiques de l’Antiquité, pratiqué durant un millier d’années, de l’époque archaïque à la fin de l’époque romaine, les Mystères d’Eleusis. Tenus au secret absolu, les initiés ne l’ont jamais trahi, si bien que l’on ignore exactement ce qui se passait dans le secret du sanctuaire. Voilà ce qui a pu être déduit par recoupement des rares sources.

Les Mystères se déroulaient sur neuf jours, selon la durée supposée de l’errance de Déméter. Au cours des premiers jours, à Athènes, les candidats à l’initiation devaient se purifier et jeûner. Puis une grande procession le long de la voie sacrée les conduisait au sanctuaire d’Eleusis. Avaient ensuite lieu les rites secrets de l’initiation et enfin, les candidats rompaient le jeûne en buvant le kykéon, reproduisant ainsi le geste de Déméter. Ils étaient désormais liés à elle. Comme Perséphone, ils avaient expérimenté le voyage aux enfers et la renaissance. Pour l’initié, la perspective d’une survie individuelle et heureuse au-delà de la mort était désormais ouverte…

Mais comment les initiés pouvaient-ils vivre une expérience mystique aussi intense? L’absorption du kykéon, après une période de jeûne, pouvait-il y être pour quelque chose?

LSD et kykéon, mêmes effets?

L’ergot, un champignon hallucinogène qui colonise les céréales (photo Wikimedia commons).

A la fin des années 70, le botaniste étasunien Richard Evans Schultes et le chimiste suisse Albert Hoffmann, découvreur du LSD,  ont fait l’hypothèse que la boisson à la farine d’orge contenait des substances psychotropes. En effet, comme d’autres céréales, l’orge est parasitée par un champignon, l’ergot, qui contient des alcaloïdes psychédéliques. Par ailleurs, l’usage de drogues lors de cérémonies religieuses initiatiques est universellement répandu dans les sociétés humaines anciennes.[6]

La thèse est cependant contestée et les tentatives d’archéologie expérimentales pour reproduire le kykéon hallucinogène n’ont jusqu’ici pas été très concluantes. En 2005, toutefois, des fouilles sur le site du Mas Castellar (Gérone, Espagne) dans un temple dédié aux deux déesses éleusiniennes ont apporté les premiers éléments concrets à l’appui de la thèse de Schultes et Hoffmann. Des fragments d’ergot ont été trouvés à l’intérieur d’un vase ainsi que dans le calcul dentaire d’un homme de 25 ans, ce qui prouve qu’il avait consommé de l’ergot.[7]

Le mystère du kykéon commence donc à se dissiper… charge aux plus téméraires des reconstituteurs historiques de continuer la quête.

[1] Parfois orthographié « cycéon », prononcer ki-kéonne.

[2] Iliade, XI, 638-641 : ἐν τῷ ῥά σφι κύκησε γυνὴ ἐϊκυῖα θεῇσιν / οἴνῳ Πραμνείῳ, ἐπὶ δ’ αἴγειον κνῆ τυρὸν / κνήστι χαλκείῃ, ἐπὶ δ’ ἄλφιτα λευκὰ πάλυνε, / πινέμεναι δὲ κέλευσεν, ἐπεί ῥ᾽ ὥπλισσε κυκειῶ.

[3] Odyssée, X, 234

[4] Hippocrate, Du Régime, livre II, 41.

[5] Hymne à Déméter, 206-210: τῇ δὲ δέπας Μετάνειρα δίδου μελιηδέος οἴνου / πλήσασ’: ἣ δ’ ἀνένευσ’: οὐ γὰρ θεμιτόν οἱ ἔφασκε / πίνειν οἶνον ἐρυθρόν: ἄνωγε δ’ ἄρ’ ἄλφι καὶ ὕδωρ / δοῦναι μίξασαν πιέμεν γλήχωνι τερείνῃ. / ἣ δὲ κυκεῶ τεύξασα θεᾷ πόρεν, ὡς ἐκέλευε.

[6] Richard Evans Schultes et Albert Hofmann, Plants of the Gods: origins of hallucinogenic use, McGraw-Hill, Londres, 1979 Paru en français sous le titre : Les Plantes des dieux. Les plantes hallucinogènes, botaniques et ethnologiques, Éditions Berger-Levrault, Paris, 1981 ; réédition Éditions du Lézard, Paris, 1993.

[7] Juan-Stresserras, J. , & Matamala, J. C. (2005). Estudio de residuos microscópicos y compuestos orgánicos en utillaje de molido y de contenido de las vasijas [A study of the microscopic residue and organic compounds in grinding tools and jar contents]. In P. Bueno, R. Balbín, & R. Barroso (cur.), El dolmen de Toledo (pp. 235–241). Alcalá de Henares, Spain: Universidad de Alcalá.

Décembre 2023, reproduction interdite


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