Si la langue du flamant rose était bavarde…

Une langue musclée et garnie de solides poils qui participent à la filtration de l’eau.

Cou de girafe, trompe d’éléphant, langues de flamants roses… Les récits des extravagances culinaires des Romains nourrissent depuis longtemps l’imaginaire collectif. Pure invention? Si la consommation des deux premiers ingrédients ne trouve aucun appui dans les sources antiques, celle des langues de flamants roses, en revanche, est bel et bien documentée.

Dans une de ses épigrammes, le poète Martial imite le style des inscriptions funéraires en donnant la parole à un être qui en est privé:

«Mon plumage rouge me donne un nom, mais ma langue est appréciée des gourmands. Qu’en serait-il si ma langue était bavarde?»[1]

L’oiseau joue ici son nom latin, phoenicopterus, issu du grec, qui signifie littéralement «ailes rouges»[2]. Avec son esprit satirique caractéristique, Martial suggère que, si le flamant pouvait parler, ce serait pour dénoncer la vanité de celles et ceux qui se repaissent de sa langue.

Un luxe exotique

Dans l’Antiquité comme de nos jours, un aliment était apprécié pour ses qualités gustative et nutritive. Mais les élites romaines recherchaient aussi l’originalité et l’exotisme, pour affirmer leur classe sociale et impressionner leurs convives.

Si les flamants roses étaient présents en Europe, ils abondaient bien davantage en Afrique. Leur origine exotique en faisait donc un produit de luxe dans l’Empire romain, d’autant plus qu’il fallait sacrifier de nombreux volatiles pour confectionner un plat de langues.

Pline l’Ancien, dans un chapitre de son Histoire naturelle consacré aux oiseaux, évoque aussi le sort réservé à l’échassier:

«Apicius, le plus grand des gloutons parmi tous les débauchés, a enseigné que la langue du flamant rose est particulièrement savoureuse.»[3]

Il faut préciser ici que la langue du flamant rose est un organe particulier. Dans un mouvement de va-et-vient, elle pompe et rejette l’eau jusqu’à cinq fois par seconde. Ce mécanisme permet de retenir la nourriture, notamment de petites crevettes qui donnent leur teinte rose au plumage. Elle est particulièrement musclée et garnie de solides poils qui participent à la filtration de l’eau. Bref, pas très appétissant selon nos goûts modernes…

Bouilli, ou rôti ?

Un flamant rose, prêt pour la cuisson. Mosaïque romaine au Musée du Bardo, Tunisie (Photo Wikimedia).

Quant au recueil de recettes romaines qui nous est parvenu sous le nom d’Apicius, il ne contient pas de préparation spécifique de la langue, mais propose deux recettes pour cuisiner le volatile entier, une fois bouilli, l’autre fois rôti. Après tout, ce serait un pur gaspillage de ne consommer que la langue.

Voici donc, en intégralité pour le régal du lecteur, comment le plus fameux des cuisiniers antiques prépare l’oiseau:

«Tu déplumes le flamant rose, tu le laves, tu le prépares, tu le mets dans une marmite, tu ajoutes de l’eau, du sel, de l’aneth et un peu de vinaigre. À mi-cuisson, tu attaches un bouquet de poireaux et de coriandre pour qu’il cuise avec. Peu avant la fin de la cuisson, tu ajoutes du moût réduit pour colorer le plat. Dans un mortier, tu broies du poivre, du cumin, de la coriandre, de la racine de laser, de la menthe et de la rue. Tu arroses avec du vinaigre, tu ajoutes une pâte de dattes et tu verses le jus obtenu sur le flamant rose. Tu remets ensuite le tout dans la marmite, tu l’épaissis avec de l’amidon, tu verses à nouveau la sauce, et tu sers. La même méthode peut être appliquée au perroquet.»[4]

Au tour de la variante rôtie:

«Tu fais rôtir l’oiseau. Dans un mortier, tu écrases du poivre, du livèche (ligusticum), des graines de céleri, du sésame grillé, du persil, de la menthe, de l’oignon sec et de la pâte de dattes. Tu mélanges cette préparation avec du miel, du vin, du garum, du vinaigre, de l’huile et du moût réduit.»[5]

Les deux recettes sont très corsées, sans doute pour accommoder une viande à la saveur elle-même forte. Les sauces sont aigres-douces selon la préférence ordinaire des Romains. Le flamant rose, avec ses muscles maigres adaptés au vol sur de longues distances, aurait pu offrir une saveur de gibier, relevée par un goût de poisson, en raison de son alimentation. Enfin, sa chair devait être naturellement salée, l’oiseau se nourrissant principalement dans des eaux salines.

Vous aimeriez savoir si c’était bon? Impossible. Le flamant rose est aujourd’hui une espèce protégée.

[1] Martial, Epigrammes, 13, 71: Dat mihi pinna rubens nomen, sed lingua gulosis nostra sapit. Quid si garrula lingua foret?

[2] En grec ancien φοινικόπτερος, de φοίνικος (phoinikos), «rouge», et πτερόν (pteron), «aile».

[3] Pline, Histoire naturelle, 10, 68: Phoenicopteri linguam praecipui saporis esse Apicius docuit, nepotum omnium altissimus gurges.

[4] Apicius, De l’art culinaire, 6, 6, 1: Phoenicopterum eliberas, lavas, ornas, includis in caccabum, adicies aquam, salem, anethum et aceti modicum. dimidia coctura alligas fasciculum porri et coriandri, ut coquatur. prope cocturam defritum mittis, coloras. adicies in mortarium piper, cuminum, coriandrum, laseris radicem, mentam, rutam, fricabis, suffundis acetum, adicies caryotam, ius de suo sibi perfundis. reexinanies in eundem caccabum, amulo obligas, ius perfundis et inferes. idem facies et in psittaco.

[5] Apicius, De l’art culinaire, 6, 6, 2: Aliter: assas avem, teres piper, ligusticum, apii semen, sesamum frictum, petroselinum, mentam, cepam siccam, caryotam. melle, vino, liquamine, aceto, oleo et defrito temperabis.


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