Une sauce épicée d’Apicius

Parmi les cinq cent recettes romaines qui nous sont parvenues miraculeusement grâce à la recopie ininterrompue du livre de cuisine d’Apicius, celle dont il est question ici est plutôt anodine en apparence. Mais aurait-elle connu en réalité un destin hors du commun?

La recette de sauce pour tous les bouillis d’Apicius, sur un manuscrit du 9e siècle conservé au Vatican. Ce manuscrit est l’une des deux plus anciennes copies conservées du livre de cuisine romain.

La recette figure dans le chapitre VII, intitulé Polyteles, ce qui –en grec ancien– signifie «sompteux» au sens de «qui n’hésite pas à la dépense». C’est dans ce chapitre qu’on trouve une série de recettes originales qui n’excitent pas forcément nos papilles modernes: utérus de truie ou estomac de porc farcis, tétines grillées… On y repère aussi d’autres préparations qui sont encore des marqueurs du luxe culinaire: foie gras et brochette de truffes.

Notre recette est plus simple. Il s’agit d’une sauce pour tous les bouillis –ius in exila omne[1]. La fin du texte précise l’usage: «Faites bouillir la viande, séchez-la bien, égoutez-la dans un linge et arrosez-la de sauce.»

Entre le titre et ces indications pratiques, le texte livre la recette elle-même, soit une liste de onze ingrédients, sans indication de quantité, sauf pour l’huile d’olive à utiliser avec modération (olei modicum). Outre cette dernière, on trouve donc dans cette liste:

  • des herbes aromatiques: origan, livèche et rue. Si la première est bien connue, les deux autres le sont beaucoup moins. Elles font pourtant leur retour dans les rayons des jardineries[2];
  • des épices exotiques: poivre d’Inde[3] et silphium de Cyrénaïque[4];
  • des produits dérivés de la vigne: vin, vinaigre et caroenum, ce dernier étant un moût réduit d’un tiers par ébullition;
  • des oignons séchés;
  • et du miel, denrée incontournable dans la cuisine romaine.

Ce mélange produit donc une sauce pour les viandes que nous ne connaissons plus, à moins que…

Une sauce venue de Rome, perpétuée en Inde et revenue par la Grande-Bretagne?

Au début du 19e siècle, deux chimistes anglais du nom de John Lea et William Perrins «inventent» une sauce qui peut tout accompagner, en particulier les viandes et les poissons. Elle est salée et sucrée en même temps, avec un goût piquant dû au vinaigre. Ils lui donnent le nom de leur ville de résidence. Ainsi naît en 1837 la Worcester (ou Worcestershire) sauce.

Bien que la recette de Lea et Perrins soit encore de nos jours en partie secrète, elle présente de très nombreuses similitudes avec la recette d’Apicius. Seule l’utilisation d’anchois détonne, comme si les chimistes britanniques avaient fait un mix avec une autre sauce romaine célèbre, le garum[5].

Mais le plus étrange est que la Worcester sauce n’est probablement pas une invention, mais une adaptation. En effet, la tradition veut que Lea et Perrins aient élaboré leur version de la sauce sur commande d’un Lord rentré d’Inde après avoir gouverné le Bengale. Le colon regrettait tellement sa sauce indienne préférée qu’il a commandé aux chimistes un facsimilé. L’original indien ne comportait certainement pas d’anchois, mais seulement de l’asafoetida, le substitut du silphium déjà utilisé par les Romains et dont l’usage s’est perpétué en Inde.

On peut donc se laisser aller à une rêverie qui n’est peut-être pas si éloignée de la réalité: et si la sauce «pour toutes les viandes» d’Apicius avait voyagé jusqu’en Inde sous l’influence de l’empire romain, avant de revenir en Occident près de deux millénaires plus tard dans les bagages de l’empire britannique?

[1] Apicius, De re coquinaria, Liber VII Polyteles, VI. In elixam et copadia (273): Ius in elixam omnem: piper, ligusticum, origanum, rutam, silphium, cepam siccam, vinum, caroenum, mel, acetum, olei modicum. Persiccatam et sabano expressam elixam perfundis

[2] Voir la page Dans le jardin d’Apicius, les plantes aromatiques

[3] Voir l’article Petite histoire piquante du poivre

[4] Voir l’article Le silphium, première victime de la surexploitation

[5] Voir l’article Gare au garum!


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