Epityrum: l’olive, mère de toutes les bonnes pâtes

Ramassage des olives tombées. Mosaïque de la Chebba. (Musée National du Bardo, Tunisie)

La nouvelle risque de décevoir les Marseillais: la tapenade, attribuée au chef Meynier en 1880, a en réalité un ancêtre antique lointain. Au mieux, donc, il s’agit d’une recréation. Une variation sur un thème millénaire.

Cet aïeul est grec, son nom est «stemphylon» (στέμφυλον) et il s’agit d’une pâte d’olives noires. Celle-ci était prisée dans l’Athènes antique, comme nous l’apprend Athénée de Naucratis, auteur du 2e siècle[1]. La préparation n’était pas toujours bien vue des médecins, comme par un certain Diphilos de Siphnos, précise Athénée: trop indigeste. Mais cela n’empêchait pas la tapenade antique de très bien se vendre sur les marchés. Comme tous les produits issus de l’olivier, il s’agissait d’une base fondamentale de l’alimentation méditerranéenne.

De la méthode grecque de préparation, on ne sait pas grand-chose. Il en est tout autrement pour la version romaine, nommé epityrum ou sirapa.

La première mention latine de l’epityrum apparaît chez l’auteur comique Plaute, au 3e siècle avant notre ère, dans la comédie Le Soldat fanfaron (Miles gloriosus)[2]. Pour le savant Varron, qui commente ce passage, l’origine non italienne de la préparation est bien connue:

«Le terme epityrum désigne un aliment plus fréquemment consommé en Sicile qu’en Italie.»[3]

Or, la Sicile a été colonisée par les Grecs dès le 8e siècle avant notre ère, avant d’être disputée par les Carthaginois, puis conquise par les Romains en 241 avant notre ère.

Les Romains, disions-nous, ont soigneusement documenté la fabrication de la pâte d’olives. Deux recettes sont parvenues jusqu’à nous. La première se trouve chez le politicien, écrivain et militaire romain Caton l’Ancien:

Epityrum avec une feuille de rue (photo Nunc).

«Prépare l’epityrum blanc, noir et de diverses nuances comme suit. Prends des olives blanches, noires et de diverses nuances, et retire les noyaux. Prépare-les ainsi. Coupe-les en morceaux; ajoute de l’huile, du vinaigre, de la coriandre, du cumin, du fenouil, de la rue, et de la menthe. Mets-les dans un pot, en ajoutant de l’huile par-dessus. Utilise-les ainsi.»[4]

Le deuxième auteur à détailler la préparation de la pâte d’olives est Columelle. Cet agronome la nomme sirapa. Il ne décrit plus un processus artisanal comme Caton, mais un véritable procédé industriel. Son texte mérite d’être reproduit intégralement:

«Les olives noires bien mûres sont récoltées par temps serein, et sont étalées sur des roseaux, à l’ombre, pendant une journée. On sépare alors les olives gâtées. De même, on enlève les petites impuretés qui peuvent s’y être mêlées, comme des insectes ou des feuilles. Le lendemain, les olives sont soigneusement tamisées pour éliminer tout reste de saleté, puis elles sont écrasées dans un récipient neuf et soumises au pressoir pour être exprimées durant toute une nuit.

Le lendemain, les olives sont passées à travers des meules parfaitement propres et suspendues, afin que les noyaux ne soient pas brisés. Une fois réduites en pâte, on ajoute à la main du sel cuit et broyé, ainsi que d’autres condiments secs : carvi, cumin, graines de fenouil et anis d’Égypte. Il sera suffisant d’ajouter autant de mesures de sel qu’il y a de mesures d’olives, puis de verser de l’huile par-dessus pour éviter que la préparation ne se dessèche. Cette opération devra être répétée chaque fois que l’on constate que la pâte s’assèche.

Il est indéniable que cette préparation d’olives possède une saveur exquise. Cependant, cette saveur ne se conserve pas intacte au-delà de deux mois. Il semble que certains types d’olives soient plus adaptés pour cette préparation, comme les olives Liciniae et culminiae. Toutefois, les olives de Calabre, appelées par certains oleastellum en raison de leur ressemblance avec une petite olive sauvage, sont considérées comme les meilleures pour cet usage.»[5]

Columelle souligne les problèmes de conservation de la préparation,  une préoccupation constante durant l’Antiquité.

L’étymologie du mot latin epityrum (d’origine grecque, elle aussi[6]) suggère que la pâte d’olives pouvait se consommer avec du fromage, une combinaison qui devait être délicieuse…

Enfin, un dernier mot pour les Marseillais: si la tapenade a un ancêtre grec transmis par les Romains, il en va de même pour leur cité fondée par des colons grecs de Phocée au 6e siècle avant notre ère. Un double motif de fierté! Quod erat demonstrandum.

[1] Athénée de Naucratis, Livre II, Epitome, 47, 56b-56d.

[2] Plaute, Miles gloriosus, 28.

[3] Varron, De lingua latina, Livre VII, 86: Epityrum vocabulum est cibi, quo frequentius Sicilia quam Italia usa.

[4] Caton, De agri cultura, CXIX: Epityrum album, nigrum, variumque sic facito. Ex oleis albis, nigris variisque nuculeos eiicito. Sic condito. Concidito ipsas : addito oleum, acetum, coriandrum, cuminem, foeniculum, rutam, mentam. In orculam condito, oleum supra siet. Ita utitor.

[5] Columelle, De re rustica, XII, 49: [1] Oliva nigra maturissima sereno caelo legitur, eaque sub umbra uno die in cannis porrigitur, et quaecumque est vitiosa bacca, separatur. item, si qui adhaeserant pediculi, adimuntur, foliaque et surculi, quicumque sunt intermixti, eliguntur. Postero die diligenter cribratur, ut, si quid inest stercoris, separetur; deinde intrita oliva novo fisco includitur, et prelo subiicitur, ut tota nocte exprimatur.
[2] Postero die iniicitur quam mundissimis molis suspensis, ne nucleus frangatur; et quum est in samsam redacta, tunc sal coctus tritusque manu permiscetur cum ceteris aridis condimentis : haec sunt autem careum, cyminum, semen faeniculi, anisum Aegyptium. Sat erit autem totidem heminas salis adiicere, quot sunt modi olivarum, et oleum superfundere, ne exarescat : idque fieri debebit, quotiensque videbitur adsiccari.
[3] Nec dubium est, quin optimi saporis sit, quae ex oliva posia facta est. Ceterum supra duos menses sapor eius non permanet integer. Videntur autem alia genera huic rei magis esse idonea, sicut Liciniae et culminiae. Verumtamen habetur praecipua in hos usus olea Calabrica, quam quidam propter similitudinem, oleastellum vocant.

[6] ἐπί, adv. et prép. sur, dessus; et τυρός, οῦ (ὁ), fromage.

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