Au cœur du Musée national du Bardo, en Tunisie, une mosaïque romaine du début du 3e siècle, découverte à El-Djem, attire l’attention des visiteurs. Intitulée «mosaïque des bestiaires festoyant dans l’arène», cette œuvre dépeint une scène de banquet qui, au-delà de sa beauté artistique, révèle des indices sur la culture et les traditions de l’Afrique romaine.
Un repas mystérieux
La mosaïque présente cinq individus assis autour d’une table arquée, discutant et buvant.
Le convive tout à gauche, une feuille de lierre dans une main et une coupe dans l’autre, a une attitude clairement décontractée. Sa parole est au diapason: (n)os nudi (f)iemus dit-il, soit «on va se déshabiller». Le second enchaîne par un bibere venimus sans équivoque, «nous venons pour boire». Le personnage central semble désapprouver: jam multu(m) loquimini, «vous parlez déjà trop!». Le suivant est d’accord avec les deux premiers: avocemur, «amusons-nous!», dit-il. Enfin, le dernier, vers lequel tous les regards convergent, prononce des mots difficiles à interpréter. Restons-en à une transcription littérale: nos tres tenemus, «nous trois nous tenons».
Devant les convives se trouvent deux personnages, sans doute des serviteurs, dont l’un sert à boire directement depuis une amphore. Le second dit Silentiu(m), dormiant tauri: «silence, laissez dormir les taureaux!». Et effectivement, au premier plan, cinq taureaux semblent assoupis.[1]
Banquet divin ou représentation des Saturnales?
Peu après la découverte de la mosaïque en 1954, deux chercheurs français ont proposé des interprétations divergentes de la scène.
Pour l’historien Gilbert Charles-Picard, la mosaïque pourrait représenter un banquet divin, où les participants se sont déguisés en dieux pour célébrer. Il distingue deux femmes dans le groupe, en deuxième et en cinquième position depuis la gauche. L’interprétation est soutenue par les attributs que portent les personnages, sceptre, couronne…[2]
A la même époque, l’archéologue Henri Seyrig propose une autre lecture. Il pense que la scène pourrait être liée aux Saturnales, une fête romaine où les rôles des maîtres et des esclaves étaient inversés. Dans cette perspective, les personnes à table seraient les serviteurs, tandis que les deux figures en tunique courte seraient les maîtres.[3]
Cependant, dans les deux cas, l’argumentation est laborieuse. Il faudra attendre quelques années, quelques découvertes archéologiques et quelques études de plus pour progresser. Mais on peut déjà remarquer que chacun des personnages porte des attributs, notamment un rameau de millet et un croissant sur une hampe, que les hypothèses précédentes n’expliquent pas…
Laissons provisoirement cette mosaïque pour s’intéresser à une seconde.
Un rameau de millet et un croissant sur une hampe ?
En 1962, à Smirat au lieu-dit Oglat Beni Khira, soit à peine à quelques dizaines de kilomètres d’El-Djem, une autre mosaïque quasi intacte est découverte. Elle est contemporaine de celle des «bestiaires festoyants», peut-être postérieure de quelques années seulement. Elle raconte une matinée de jeux à l’amphithéâtre. Comme dans la précédente mosaïque, le texte et l’image font corps.
On a affaire à une succession des scènes concomitantes, le texte permettant d’en déterminer les protagonistes: quatre venatores (Spittara, Bullarius, Hilarinus, Mamertinus), gladiateurs spécialisés dans le combat contre des bêtes sauvages, affrontent chacun un léopard (Victor, Crispinus, Luxurius, Romanus), sous le regard d’un certain Magerius, le mécène qui a offert des jeux et commandité la mosaïque pour immortaliser ce moment. Ce dernier s’est d’ailleurs fait représenter dans un coin, mais en plus grand que les autres personnages et vêtu de pourpre. Alors que tous les autres sont nommés au nominatif, lui, Magerius, l’est au vocatif (Mageri), et à deux reprises, car la foule l’acclame. Mais pourquoi donc ?
C’est la fin du spectacle, les léopards s’effondrent sous les coups. Il est donc l’heure de payer des venatores. Un serviteur, que l’on voit au centre de la scène, leur remet leur prime. Le texte nous apprend que la prime est doublée et que les heureux bénéficiaires sont les «Telegenii»[4].
Deux personnages de plus sont représentés de part et d’autre de la mosaïque: la déesse Diane, qui porte un rameau de millet, et le dieu Bacchus, qui tient une hampe avec un croissant. Oui, les mêmes objets qui étaient dans les mains de deux des convives de la «mosaïque des bestiaires festoyant dans l’arène»! Ce ne sont pas les attributs traditionnels de ces divinités. Mais alors, que sont-ils donc?
Des équipes et leurs supporteurs
Ce sont les travaux d’Azedine Beschaouch, archéologue et historien tunisien spécialiste de l’Afrique romaine, qui ont permis de lever le voile.[5]
Il a révélé qu’à cette époque les troupes de venatores étaient de véritables sociétés organisatrices de spectacles, qui pouvaient d’ailleurs avoir également d’autres activités lucratives très diverses, comme orchestrer le déroulement d’obsèques ou exporter de l’huile d’olive… Comme des équipes sportives modernes, ces «sodalités» selon le terme consacré, avaient des noms et symboles qui permettaient de les reconnaître. Elles disposaient de supporteurs exclusifs, hostiles aux équipes concurrentes. Il s’agit d’une particularité de l’Afrique romaine, parce que dans le reste de l’Empire, seuls les gladiateurs accèdent à la notoriété, les venatores jouant les seconds rôles.
Plusieurs de ces sodalités africaines ont été identifiées.
La plus célèbre est certainement les Telegenii, dont le symbole est un croissant sur une hampe. Ce sont eux qui, on vient de le voir, sont sous le patronage de Bacchus et ont remporté la prime offerte par Magerius. Puis il y a les Leontii, qui arborent un tige de millet; les Pentasii, avec une couronne à cinq pointes; les Sinematii, dont la couronne à trois pointes est surmontée de la lettre S; et enfin les Taurisci, dont le symbole est un tige de lierre. La liste n’est pas exhaustive, mais elle suffira.
Les Taurisci pas très éveillés
Revenons donc à la première mosaïque, celle d’El-Djem avec ses bestiaires banqueteurs. Tous portent le symbole d’un groupe différent de venatores! De la tige de lierre pour le personnage de gauche, au croissant sur hampe à celui de droite.
Il est donc hautement probable que la mosaïque «bestiaires festoyants» représente de façon humoristique les représentants des troupes concurrentes en train de boire ensemble à la veille des jeux.
Il n’est pas encore temps de réveiller les taureaux, mais de s’enivrer un peu… ou beaucoup selon les personnages.
Il se pourrait d’ailleurs que l’expression Silentiu(m), dormiant tauri ait un double sens et soit une manière de souhaiter ou de prédire la défaite des Taurisci[6], dont le représentant, porteur du lierre, semble effectivement passablement éméché.
[1] Si l’on résume, six voix se font entendre dans la scène:
- (n)os nudi (f)iemus «on va se déshabiller».
- bibere venimus, «nous venons pour boire».
- jam multu(m) loquimini, «vous parlez déjà trop!».
- avocemur, «amusons-nous!»,
- nos tres tenemus, «nous trois nous tenons».
- Silentiu(m), dormiant tauri: «silence, laissez dormir les taureaux!»
[2] Gilbert Charles-Picard, Un banquet costumé sur une mosaïque d’El-Djem, CRAI, vol. 98, no 4, 1954, p. 418-424.
[3] Henri Seyrig, Sur une mosaïque récemment découverte à El-Djem, CRAI, vol. 99, no 4, 1955, p. 521-526.
[4] Sur la partie gauche du texte, Le public de l’arène s’adresse à l’organisateur du bestiarius ludus.
PER CURIONEM DICTUM: «DOMINI MEI, UT TELEGENI(I), PRO LEOPARDO, MERITUM HABEANT VESTRI FAVORIS, DONATE EIS DENARIOS QUINGENTOS»
Annonce faite par l’entremise du héraut: «Messieurs, afin que les Telegenii, en échange d’un léopard, obtiennent le prix de votre faveur, donnez-leur cinq cents deniers».
Faisons les comptes: le public a demandé 500 deniers par léopard: 500 x 4 = 2000.
Observez les bourses sur le plateau du serviteur: le symbole ∞ veut dire 1000! En tout 4000 deniers sont offerts, la prime est donc doublée par rapport à ce qui était convenu: Magerius sait se faire acclamer…
La partie droite du texte donne la parole au public qui surenchérit :
ADCLAMATUM EST: «EXEMPLO TUO, MUNUS SIC DISCANT FUTURI! AUDIANT PRAETERITI! UNDE TALE? QUANDO TALE? EXEMPLO QUAESTORUM MUNUS EDES, DE RE TUA MUNUS EDES, (I)STA DIES ». MAGERIUS DONAT. «HOC EST HABERE, HOC EST POSSE, HOC EST IA(M)! NOX ESTI IA(M) ! MUNERE TUO SACCIS MISSOS! »
Acclamations: «Sur ton modèle, que les munéraires à venir apprennent le munus! dans la mesure où tu auras payé le présent munus. Que l’écho en parvienne aux munéraires d’autrefois! De qui avons-nous eu pareil munus? Quand avons-nous eu pareil munus? Sur le modèle des questeurs [de Rome], tu donneras le munus; à tes frais tu donneras le munus; ce sera ton jour à toi!» Magerius paie. «C’est ça être riche! C’est ça être puissant! Oui c’est ça enfin! Il fait nuit maintenant. Que (les Telegenii) reçoivent congé de ton munus avec des sacs!».
[5] Azedine Beschaouch, La mosaïque de chasse à l’amphithéâtre découverte à Smirat en Tunisie, CRAI, vol. 110, no 1, 1966, p. 134-157; Nouvelles recherches sur les sodalités de l’Afrique romaine, CRAI, vol. 121, no 3, 1977, p. 486-503; Nouvelles observations sur les sodalités africaines, CRAI, vol. 129, no 3, 1985, p. 453-475
[6] Dans les thermes d’une villa d’Uzitta, les archéologues ont retrouvé une mosaïque à l’effigie des Leonti, indiquant clairement la préférence du propriétaire, et dans une autre pièce une représentation de deux taureaux endormis avec l’inscription at dormiant tauri. C.f. Anna Sparreboom, Venationes Africanae: Hunting spectacles in Roman North Africa: cultural significance and social function, 2016, Universiteit van Amsterdam.
Octobre 2023, reproduction interdite
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