L’historien Dimitri Tilloi d’Ambrosi est spécialiste de l’alimentation romaine. Dans son dernier ouvrage qui vient de paraître, il ausculte les liens intimes entre la cuisine et la santé dans la Rome antique. Interview.
Nunc est bibendum: Parler de diététique pour l’époque romaine, n’est-ce pas anachronique? Est-ce que votre analyse ne cède pas à la mode?
Dimitri Tilloi d’Ambrosi: Le terme de diététique peut paraître effectivement particulièrement moderne tant il est au cœur des préoccupations médicales contemporaines. Toutefois, il faut comprendre que dans le monde gréco-romain la diététique revêt un sens plus large, elle est une branche à part entière de la médecine qui concerne certes l’alimentation, mais aussi les exercices physiques, les bains, les massages, en somme tout ce qui peut exercer une influence sur l’équilibre du corps et s’inscrit dans une hygiène de vie complète.
Vous écrivez que l’alimentation est un objet d’histoire totale, que, dans l’assiette, se mêlent des enjeux sociaux, culturels, économiques, philosophiques, religieux, médicaux, politiques… Vraiment?
L’histoire de l’alimentation ne consiste pas simplement à dresser la liste des mets au quotidien, mais l’analyse historique doit comprendre comment l’alimentation est révélatrice des structures et des représentations sociales, économiques et culturelles. En cela, elle est véritablement une fenêtre ouverte sur les mentalités et finalement permet de mieux comprendre qui sont les Romains. L’alimentation est aussi présente dans de très nombreuses sources, et l’on peut l’étudier sur le plan économique, médical, politique ou même religieux avec les sacrifices, par exemple.
Pouvez-vous nous expliquer l’étymologie et la dualité du terme «régime»?
Le terme «régime» vient du latin regimen, plus qu’un simple régime alimentaire, il peut aussi désigner la conduite d’un navire ou de l’État, et par extension le régime est aussi donc l’art de bien diriger sa vie.
Le régime romain était-il vraiment sain? Le porc était très présent dans l’alimentation et celui-ci n’a pas aujourd’hui l’image d’un aliment bon pour la santé.
L’idée d’un régime sain doit être comprise à l’aune des critères et des conceptions de la médecine hippocratique et galénique, qui ne sont pas les nôtres. Si, par exemple, le porc est sain, c’est avant tout pour ses qualités nutritives et ses effets bénéfiques sur le corps, sa chair est également particulièrement digeste ce qui importe grandement dans la médecine antique, puisque l’équilibre des humeurs en dépend.
La frontière entre alimentation et médecine était ténue, pourquoi?
Les aliments et les boissons sont, pour le médecin, avant tout un moyen de se nourrir, de conserver la santé ou de la corriger. La nourriture est donc un moyen parmi d’autres par lequel le médecin peut agir sur le corps et notamment sur l’équilibre humoral, au même titre qu’il le ferait par l’administration de remèdes ou la pratique d’une saignée, par exemple. Il n’est pas anachronique de considérer l’aliment comme un «alicament», c’est-à-dire un aliment fonctionnel.
Vous signalez que la comédie grecque moquait des cuisiniers et médecins. Pourtant, dans le monde romain, ces activités étaient souvent exercées par des Grecs. Comment l’expliquer?
Les comédies de Plaute à l’époque républicaine raillent souvent cuisiniers et médecins pour leurs travers, reprenant aussi des stéréotypes de la comédie grecque. Ils sont présentés comme fourbes et peu dignes de confiance. Il faut aussi comprendre qu’avec les conquêtes menées par Rome dans l’Orient hellénistique, de nombreux esclaves affluent à Rome, parmi lesquels des représentants de ces deux professions qui ne sont pas très valorisées sur le plan social. Il faut aussi rappeler que l’art gastronomique et encore plus l’art médical à Rome résultent dans une très large mesure de transferts culturels depuis le monde grec.
La théorie des humeurs, qu’il s’agit d’équilibrer, n’a pas de validité scientifique… Diriez-vous cependant que les préceptes romains sont toujours valables?
La médecine moderne invalide évidemment les théories humorales. Néanmoins, parmi les préceptes du médecin hippocratique ou galénique, la question de la mesure, de la diversité du régime, d’une hygiène de vie bien réglée, notamment avec les exercices physiques, la valorisation d’une nourriture végétale, peuvent constituer des préceptes toujours pertinents pour aujourd’hui.
Dans la description des effets des aliments par les anciens, il est souvent question de « serrer » ou « desserrer le ventre ». Qu’est-ce que cela signifie?
Les textes médicaux, surtout ceux de Galien pour l’époque romaine, portent une attention toute particulière aux effets produits par les aliments et boissons sur le ventre puisque l’on considère que l’équilibre humoral repose sur la bonne digestion. Les aliments cuisent une seconde fois dans l’estomac selon la théorie de la coction, avant de se disséminer dans l’organisme. Or, les aliments peuvent aider au fonctionnement du ventre, soit en le resserrant en cas d’évacuations trop importantes… (des diarrhées, en somme…) ou en cas de constipation, par exemple. Il s’agit plus largement de stimuler et de moduler le fonctionnement du ventre. En outre, il faut rappeler aussi que l’hygiène alimentaire est médiocre dans les sociétés anciennes, notamment en raison des nombreux parasites à la source de troubles intestinaux. On comprend donc mieux l’importance des préceptes qui portent sur le ventre.
Vous qualifiez d’ambiguës les relations entre cuisiniers et médecins, pourquoi?
On pourrait supposer que les plaisirs de la table s’accordent assez mal avec la préservation de la santé, et Galien ne manque pas de condamner certaines pratiques des cuisiniers ou des gourmets. C’est aussi le cas du stoïcien Sénèque qui dresse un sévère réquisitoire contre les sophistications de la cuisine. Pourtant, une analyse fine de l’œuvre de Galien, et c’est un point central du livre, révèle au contraire que le médecin, par ses préceptes, cherche au mieux à encadrer et accompagner les plaisirs de la table de manière à les concilier avec la santé.
Médecin et cuisinier: qui est le plus influent sur l’autre?
Il est difficile d’affirmer lequel est le plus sous influence de l’autre, mais Galien observe très minutieusement les pratiques des cuisiniers et cherche parfois à les corriger. En outre, l’étude de certaines recettes du recueil d’Apicius montre clairement l’intégration de la diététique dans la cuisine. En tout cas, il est certain qu’il y a une influence réciproque, une forme de complémentarité émerge, plus qu’une hiérarchisation stricte.
Est-ce que le goût est important même pour le médecin?
Le goût est au cœur de la cuisine définie par les médecins; celui-ci n’est pas une simple sensation, mais renseigne sur les propriétés de la nourriture. Le goût peut aussi agir sur le corps et revêt un véritable principe actif. C’est le cas notamment de la saveur amère qui peut stimuler la digestion.
Pour les Anciens, le vin est-il aussi un remède?
Le vin trouve de très nombreux usages dans la médecine antique, il peut être bon pour la digestion, le sang, les nerfs ou l’estomac, par exemple. Il est aussi garant d’une bonne longévité. Certains médecins sont même spécialistes dans l’usage du vin pour la santé. Il peut apparaître donc comme un véritable remède.
Comment a évolué la réputation du cuisinier au cours de l’Antiquité romaine?
L’image du cuisinier oscille entre l’éloge et le blâme dans les textes d’époque romaine, mais tout dépend de leur nature. Chez les auteurs de théâtre comique, il peut être moqué et présenté avec méfiance, et chez des moralistes comme Sénèque, il est clairement condamné pour les conséquences de son art sur le corps. En revanche, chez un auteur comme Athénée de Naucratis, le cuisinier est valorisé et présenté comme un artiste, voire comme un savant. Dans les textes, le cuisinier est donc davantage une création littéraire qu’une réalité fidèle. En tout cas, il faut aussi tenir compte de la diversité des cuisiniers, du simple cuisinier de taverne à ceux du palais impérial, il y a un fossé important en termes de connaissances et de compétences.
Et celle du médecin?
Là aussi, tout dépend des sources. Chez des auteurs comme Caton et Pline l’Ancien, il peut y avoir une forme de méfiance face aux médecins grecs, notamment car l’on remet sa vie entre les mains d’un étranger contre de l’argent. Pour eux, mieux vaut se soigner à l’aide des produits issus du lopin de terre, par exemple avec du chou pour Caton. En tout cas, Galien, fier de sa profession, tend à placer le médecin sur un piédestal, puisqu’il doit aussi être un philosophe.
Le grec est la langue de la gastronomie et de la diététique, pourquoi?
À Rome, la médecine, comme la gastronomie, relève en grande partie du monde grec, la langue grecque est donc nécessaire, surtout en médecine, pour bien saisir toutes les subtilités de ce savoir, ce qui n’est pas parfois sans poser quelques difficultés pour les locuteurs latins, ce que reconnaissent certains auteurs antiques.
Pourriez-vous commenter cette citation de Plutarque: « c’est dans le corps de celui qui se nourrit que se trouvent les meilleurs assaisonnements »?
Plutarque, qui vante les mérites d’une nourriture simple, se montre perplexe face aux mélanges complexes de nourriture et de produits aromatiques nombreux, qui causent maladie et indigestion. Selon lui, le vinaigre et le sel suffisent à assaisonner la nourriture. Il explique que finalement le corps et ses réactions suffisent à apprécier les saveurs d’une telle nourriture frugale. Il faut aussi ajouter que dans les conceptions antiques, le corps est comme un corps cuisinier au sein duquel les métabolismes contribuent aussi à transformer et assimiler la nourriture.
Fallait-il être riche pour manger sain?
Galien distingue clairement les plus riches de ceux dont les moyens sont limités. Il reconnaît que la diversité de nourritures requise pour le régime le rend plus difficilement accessible aux plus pauvres. En outre, les nécessités du travail et la difficulté à dégager du temps pour soi et pour le soin du corps font que les catégories sociales inférieures sont condamnées à avoir une santé plus défaillante. La mise en pratique rigoureuse et complète du régime tend à s’adresser aux élites. Toutefois, je suggère dans le livre l’idée qu’il existe aussi une forme de diététique populaire.
Suétone rapporte la frugalité de l’empereur Auguste. L’alimentation a donc aussi une portée politique?
Les biographies impériales, telles celles de Suétone ou de l’Histoire Auguste, indiquent clairement que l’alimentation de l’empereur est un sujet éminemment politique. Dans le cas d’Auguste, modèle du bon empereur, la frugalité des repas signifie qu’il accorde peu d’attention aux plaisirs pour se consacrer pleinement aux affaires de l’Empire. À l’inverse, le mauvais empereur est celui qui dévore les richesses de l’Empire.
À la différence de la santé, la religion semble jouer peu de rôle dans l’alimentation, est-ce exact?
Dans le domaine religieux, la nourriture est essentielle pour effectuer les sacrifices et les offrandes. En revanche, il n’y a pas vraiment d’interdits religieux, ils restent très marginaux. Le vin est aussi indispensable pour les libations. Il faut aussi tenir compte des banquets funéraires où le partage des mets unit les vivants autour de la mémoire des morts.
Le régime romain
Dimitri Tilloi d’Ambrosi
Presses universitaires de France (PUF)
Paris
Octobre 2024
Pour en savoir plus: lisez sur le site de l’association Arrête ton char! l’interview Idées reçues sur le régime des Romains: VRAI ou FAUX.
D’autres articles du blog de l’association Nunc est bibendum