
La gastronomie romaine ne se limitait pas aux festins extravagants décrits par Pétrone ou aux banquets impériaux exhibant paons et murènes. Dans les fermes modestes, on préparait des mets simples mais savoureux. Le moretum est l’un des plus emblématiques. Cette préparation typiquement romaine doit se préparer avec l’aide d’un mortier (mortarium), d’où son nom.
Trois recettes, chacune avec ses spécificités, nous sont parvenues. Mais la base est invariable: un mélange de fromage et d’herbes fraîches pilées.
La plus remarquable de ces recettes provient d’un recueil de textes attribués à Virgile, l’Appendix vergiliana. La plupart de ces textes ne sont probablement pas du grand poète du 1er siècle avant notre ère. Le poème qui nous intéresse ici fut rattaché tardivement au corpus. Certains l’attribuent à Aulus Septimius Serenus, auteur méconnu du 2e siècle.
Le poème, qui porte le nom de la préparation dont il est question, Moretum, est composé de 124 hexamètres de bonne qualité stylistique[1]. Il s’inscrit dans la tradition de la poésie hellénistique qui évoque les pauvres et leur alimentation, et trouve ses précédents dans l’Hécalé de Callimaque et dans les poèmes décrivant la fête des Théoxénies.
Voici donc racontée une matinée dans la vie de Simylus, un paysan pauvre, qui s’éveille à l’aube après le chant du coq. Dans l’obscurité, il cherche à tâtons un tison pour rallumer sa lampe. Sa première tâche est la préparation du pain. Il se rend ensuite dans son modeste jardin, clos d’osier et de roseaux.

Bien que petit, ce jardin abonde en légumes variés: bettes, oseille, mauve, aunée, chervis, poireau, pavot, laitue, radis, oignon rouge, cresson, endive, roquette et concombre. Le poète note que «rien ne lui manquait de ce qu’exige l’usage du pauvre» [2]. Toutefois, ces produits sont destinés à la vente, pour subsister, et non à sa consommation personnelle.
Le moretum rustique, préparation d’un paysan romain
Le poète raconte ensuite comment Simylus va préparer son modeste repas, en commençant par la récolte dans son jardin. Le texte mérite une large citation:
«D’abord, ayant légèrement creusé la terre de ses doigts,
il en retire quatre gousses d’ail aux fibres denses.
Puis il arrache les tiges graciles du persil et la rue rigide
et les [feuilles de] coriandres tremblantes sur leur fil ténu.
Après avoir recueilli ces herbes, il s’assoit près du feu joyeux
et d’une voix claire demande le mortier à sa servante.»[3]
Commence la préparation proprement dite.
«Alors il dénude chacune des têtes de leur enveloppe noueuse
et les dépouille de leurs peaux extérieures, puis dédaigneusement les répand
çà et là sur le sol et les rejette; il mouille dans l’eau
le bulbe conservé avec sa tige et le plonge dans la cavité circulaire de la pierre.
Il y répand des grains de sel, puis ajoute du fromage durci
par le sel qui l’a rongé, et verse par-dessus les herbes mentionnées.
Et de sa main gauche, il retient son vêtement sous son aine velue,
tandis que sa droite, avec le pilon, broie d’abord les gousses d’ail odorantes,
puis écrase pareillement le tout en un suc mélangé.»[4]
Le geste et la transformation des ingrédients sont précisément décrites.
«Sa main tourne en cercle: peu à peu, chaque ingrédient
perd ses propriétés distinctes, une seule couleur émerge de plusieurs,
ni tout à fait verte, car les morceaux de fromage s’y opposent,
ni brillante de blanc lacté, car elle est nuancée par tant d’herbes diverses.»[5]
Le passage est remarquable par son emploi de l’expression e pluribus unus, qui décrit comment les ingrédients perdent leurs propriétés individuelles pour former une préparation homogène d’une seule couleur. Mais poursuivons:
«L’ouvrage avançait; et déjà le pilon n’allait plus cahotant comme avant,
mais plus lourd, il se déplaçait en cercles lents.
Alors il instille des gouttes d’huile de Pallas
et verse dessus un peu de vinaigre corsé.
Et à nouveau mélange l’ensemble et retravaille le mélange.
Enfin, de ses deux doigts, il fait le tour du mortier entier
et rassemble en une seule boule ce qui était dispersé,
pour que soit achevée la forme et le nom du moretum.»[6]

Des versions plus raffinées
Columelle, agronome du 1er siècle de notre ère, livre une recette plus élaborée et raffinée, comprenant une grande variété d’herbes aromatiques (sarriette, menthe, thym, népète, pouliot) et de légumes verts (laitue, roquette, oignon), ainsi que du poivre dans le vinaigre[7].
Il emploie du fromage frais salé au lieu du fromage sec décrit dans le poème de l’Appendix vergiliana. Ces différences illustrent le contraste entre deux mondes. D’un côté, une recette rustique adaptée aux ressources limitées d’un paysan pauvre. De l’autre, une version sophistiquée destinée aux propriétaires terriens plus aisés, public-cible des conseils de Columelle.
Enfin, Apicius propose sous le titre Moretaria une préparation d’herbes aromatiques destinée à être ajoutée au fromage[8]. Cela explique l’absence de ce dernier dans sa liste d’ingrédients. Sa recette est plus élaborée, incluant fenouil et livèche. L’ajout de miel et de garum (sauce de poisson fermentée) enrichit considérablement le profil gustatif. Ces ingrédients typiques de la cuisine romaine raffinée apportent une combinaison de douceur et de saveur umami.
Un plat, trois variantes qui illustrent le cheminement de la cuisine romaine de la rusticité vers le raffinement destiné aux tables des élites.
[1] Appendix vergiliana, Moretum, texte en latin.
[2] Vers 63: Nil illi deerat, quod pauperis exigit usus.
[3] Vers 86-91: Ac primum leviter digitis tellure refossa, / quattuor educit cum spissis alia fibris; / inde comas apii graciles rutamque rigentem / vellit et exiguo coriandra trementia filo. / Haec ubi collegit, laetum consedit ad ignem / et clara famulam poscit mortaria voce.
[4] Vers 92-100: Singula tum capitum nodoso corpore nudat / et summis spoliat coriis contemptaque passim / spargit humi atque abicit. Servatum germine bulbum / tinguit aqua lapidisque cavom demittit in orbem. / His salis inspargit micas, sale durus adeso / caseus adicitur, dictas super ingerit herbas / et laeva vestem saetosa sub inguina fulcit: / dextera pistillo primum flagrantia mollit / alia, tum pariter mixto terit omnia suco.
[5] Vers 101-104: It manus in gyrum: paulatim singula vires / deperdunt proprias; color est e pluribus unus, / nec totus viridis, quia lactea frusta repugnant, / nec de lacte nitens, quia tot variatur ab herbis.
[6] Vers 109-116: Procedebat opus nec iam salebrosus ut ante / sed gravior lentos ibat pistillus in orbis. / Ergo Palladii guttas instillat olivi / exiguique super vires infundit aceti / atque iterum commiscet opus mixtumque retractat. / Tum demum digitis mortaria tota duobus / circuit inque globum distantia contrahit unum, / constet ut effecti species nomenque moreti.
[7] Columelle, De re rustica, 12, 59 . Pour le texte complet de la recette, voir la page Les recettes antiques.
[8] Apicius, De re coquinaria, 1, 21, 1. Pour le texte complet de la recette, voir la page Les recettes antiques.
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