
Le pain est l’un des marqueurs les plus évidents de la romanité. Pourtant, la manière dont les Romains le faisaient lever reste peu connue. Les sources antiques –rares mais précises– permettent d’en restituer les procédés. Elles montrent la coexistence de pains levés et de pains azymes, ces derniers souvent associés aux contextes rituels ou domestiques les plus simples.
Caton et les pains sans levain
Dans son De agri cultura, Caton (2e siècle avant notre ère) transmet deux recettes sans aucune mention de levain. Le panis depsticius est un simple mélange de farine et d’eau, pétri dans un mortier et cuit sous une cloche de terre (testu):
«Prépare ainsi le pain pétri: lave bien tes mains et le mortier. Mets la farine dans le mortier, ajoute peu à peu de l’eau et pétris soigneusement. Quand tu l’auras bien pétri, façonne-le et cuis-le sous la cloche.»[1]
Le libum, galette sacrificielle, associe fromage, farine et œuf, sans aucun ferment, avant d’être cuit sous la même cloche.[2]
Ces textes suggèrent que, dans la sphère rurale ou rituelle, le pain pouvait être consommé sans levain. Caton ne mentionne pas le fermentum, ce qui a parfois été interprété comme une ignorance de la levée. Mais il est plus vraisemblable qu’il transmette des recettes particulières, adaptées à des usages précis, plutôt que d’ignorer les techniques de fermentation connues ailleurs.[3]
Cette dimension religieuse est confirmée par Plutarque, qui écrit dans ses Questions romaines:
«La levure est née de corruption elle-même et corrompt la pâte en s’y mêlant ; car elle la rend sans force et inactive, et en général la fermentation semble être une putréfaction ; en excès du moins, elle aigrit complètement et détruit la farine.»[4]
Le refus du levain dans les sacrifices s’explique donc par une conception symbolique du ferment comme principe de décomposition. Les pains azymes, comme le libum décrit par Caton, répondaient à cette exigence de pureté rituelle, en contraste avec le pain quotidien où la fermentation était valorisée.
Pline l’Ancien et la diversité des levains
Plus de deux siècles après Caton, Pline l’Ancien fournit dans son Histoire naturelle un panorama beaucoup plus large des procédés de fermentation. Il distingue plusieurs techniques, qui montrent la variété des savoirs panificateurs en Italie et dans les provinces:
La conservation d’un morceau de pâte d’un jour à l’autre constituait sans doute la méthode la plus répandue.
«On fait maintenant le levain avec la farine elle-même, pétrie avant l’ajout du sel, cuite à la manière d’une bouillie et laissée jusqu’à ce qu’elle aigrisse. Mais le plus souvent on utilise simplement une matière gardée de la veille.»[5]
Pline décrit aussi une invention qui ressemble beaucoup à notre levure sèche.
«Le millet est spécialement employé pour les ferments, qu’on prépare avec du moût et qu’on conserve ensuite un an. On fait de même avec les sons de froment, réduits en petites particules, trempés trois jours dans du moût blanc, puis pétris et séchés au soleil. On en fait des pastilles que l’on dilue lors de la fabrication du pain, avant de les mêler à la farine.»[6]
Ces pastilli de ferment, faciles à stocker et à transporter, permettent d’envisager une organisation panificatrice au-delà du foyer domestique.
Selon Pline, la mousse issue de la fermentation des céréales (cervoise) était aussi utilisée dans certaines régions comme agent de levée. Ce procédé régional souligne la diversité des pratiques dans l’Empire.
«En Gaule et en Hispanie, on délaye le grain pour en faire une boisson, et l’écume ainsi coagulée sert de levain ; c’est pourquoi leur pain est plus léger.»[7]
Enfin, Pline décrit un dernier procédé qui s’applique au pain d’orge. Ici, ce sont des légumineuses amères qui servent de catalyseur.
«On pétrit deux livres de gâteaux d’orge et d’eau jusqu’à ce qu’ils aigrissent, puis on les dilue pour en faire du ferment. Quand on préparait du pain d’orge, on le faisait fermenter directement avec de la farine de vesce ou de gesse.»[8]

A Pompéi, des pains levés… et carbonisés
Les fouilles de Pompéi et d’Herculanum apportent une confirmation matérielle à l’utilisation de ferments. Dans la boulangerie dite de Modestus (VII.1.36-37), on a retrouvé 81 pains carbonisés en 79 apr. J.-C., tous présentant une mie levée.[9] Leur forme caractéristique (galette ronde de huit quartiers) témoigne d’un façonnage soigné et d’une cuisson collective.
Les boulangeries pompéiennes comportaient également des cuves encastrées en terre cuite, interprétées comme des bassins de fermentation, parfois de plus d’un mètre de diamètre.[10] Ces installations, parfois bricolées à partir de dolia recyclés et renforcés de plaques de plomb, servaient probablement à une première fermentation de masse. Après le façonnage, une seconde fermentation pouvait avoir lieu sur des étagères chauffées par la chaleur du four, afin d’accélérer la levée avant cuisson.
La présence de textiles retrouvés dans certains contextes domestiques de Pompéi (plus de cinquante pièces de tissu dans la «Maison des Colombes») suggère aussi que la pâte pouvait être couverte, afin de conserver son humidité et de favoriser la fermentation.[11]
Un débat historiographique
La question de la diffusion du pain levé a longtemps divisé les chercheurs. Au milieu du 20e siècle, l’économiste Jasny soutenait que le pain levé n’apparaissait à Rome qu’entre Sénèque et Pline.[12] Les données archéologiques de Pompéi, confirmées par les textes, réfutent aujourd’hui cette vision: dès le Ier siècle, le pain levé est la norme dans les boulangeries urbaines.
La fermentation, toujours suspecte
L’interdiction faite au Flamen Dialis de toucher le levain s’inscrit dans une longue tradition méditerranéenne qui associe fermentation et impureté rituelle. Plutarque la décrit comme une «corruption», et d’autres cultures antiques ont développé des conceptions voisines.
L’Égypte pharaonique est l’un des premiers foyers connus de la panification. Dès le IIIe millénaire av. J.-C., l’archéologie a livré des pains levés, parfois moulés en formes variées. Le pain, blanc pour les élites, d’orge ou d’épeautre pour le peuple, devient rapidement un marqueur social. Il est aussi un aliment rituel : représenté dans les tombes, il accompagne le défunt dans l’au-delà, associé au cycle de mort et de renaissance incarné par Osiris.
La Bible oppose systématiquement le pain levé (hametz) et le pain azyme (matzah). Pendant Pessah, seul le pain sans levain peut être consommé (Exode 12). Le levain devient métaphore de la corruption morale, un symbole que reprendra aussi le christianisme naissant.
Les Grecs distinguent le pain levé (artos) de la galette (plakous). Le pain blanc est un signe de raffinement, mais les sacrifices privilégient souvent des galettes non fermentées. Plutarque confirme cette tension: dans le domaine rituel, le levain reste suspect, symbole de décomposition.
Partout, la fermentation est ambivalente: elle incarne la transformation vitale et la renaissance, mais aussi la corruption et l’impureté. Cette tension explique la coexistence du pain levé dans l’alimentation quotidienne et du pain sans levain dans les contextes religieux.
[1] Caton, De agri cultura 74: Panem depsticium sic facito. Manus mortariumque bene lavato. Farinam in mortarium indito, aquae paulatim addito subigitoque pulchre. Ubi bene subegeris, defingito coquitoque sub testu.
[2] Caton, De agri cultura 75.
[3] Cardon, A Study of Bread-making in Roman Italy (2022), p. 4–5.
[4] Plutarque, Quaestiones Romanae 109: ἡ δὲ ζύμη καὶ γέγονεν ἐκ φθορᾶς αὐτὴ καὶ φθείρει τὸ φύραμα μειγνυμένη· γίγνεται γὰρ ἄτονον καὶ ἀδρανὲς καὶ ὅλως ἔοικε σῆψις ἡ ζύμωσις εἶναι· πλεονάσασα γοῦν ἀποξύνει παντάπασι καὶ φθείρει τὸ ἄλευρον.
[5] Pline l’Ancien, HN XVIII, 104: Nunc fermentum fit ex ipsa farina, quae subigitur, priusquam addatur sal, ad pultis modum decocta et relicta, donec acescat. Vulgo vero nec suffervefaciunt, sed tantum pridie adservata materia utuntur.
[6] Pline l’Ancien, HN XVIII, 102: Mili praecipuus ad fermenta usus e musto subacti in annuum tempus. Simile fit e tritici ipsius furfuribus minutis et optimis e musto albo triduo maceratis, subactis ac sole siccatis. Inde pastillos in pane faciendo dilutos cum similagine seminis fervefaciunt atque ita farinae miscent.
[7] Pline l’Ancien, HN XVIII, 68: Galliae et Hispaniae frumento in potum resoluto, spuma ita concreta pro fermento utuntur, qua de causa levior illis quam ceteris panis.
[8] Pline l’Ancien, HN XVIII, 103: Ex aqua hordeoque bilibres offae subiguntur, donec acescant; hinc fermentum diluitur. Cum fieret autem panis hordeaceus, ervi aut cicerculae farina ipse fermentabatur.
[9] Pain carbonisé de la boulangerie de Modestus (Pompéi, VII.1.36-37), voir Cardon 2022, p. 86.
[10] Monteix, N., Bâtir, produire et habiter: Les ateliers de Pompéi (2016), p. 237–239.
[11] Cardon 2022, chap. 3 (sections sur les bassins et la fermentation), et p. 91–93.
[12] Jasny, A., The Wheats of Classical Antiquity (1950).
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