Le yaourt, douceur barbare pour palais romains

Berger en train de traire. Détail du sarcophage de Iulius Achilleus. Vers 270, Rome, Thermes de Dioclétien (Wikimedia commons).

Pline l’Ancien, au 1er siècle, ne tournait pas autour du pot: pour lui, le lait caillé, était une affaire de barbares. On voit l’image: des cavaliers nomades parcourant les steppes avec, attachées à la selle, des outres de lait de brebis qui fermente sous les soubresauts… Il s’étonnait:

«Il est surprenant que les nations barbares, qui vivent de lait, ignorent ou dédaignent depuis tant de siècles, le mérite du fromage, quoique, d’ailleurs, elles sachent faire prendre le lait pour en former une liqueur d’une acidité agréable et un beurre gras»1

L’encyclopédiste romain suivait en fait une vieille tradition gréco-romaine, selon laquelle la consommation d’huile d’olive et de fromage marque un état de civilisation supérieur, les barbares devant se contenter de lait caillé et de beurre. Au 4e avant notre ère, le poète comique grec Anaxandridès riait des Thraces en les traitant de «mangeurs de beurre».

Buveurs de lait contre mangeurs de fromage

En réalité, fromage ou pas, le lait fermenté (lait aigre, lait caillé ou encore lait suri selon le procédé –et plus tard yaourt) est attesté comme produit alimentaire depuis des millénaires chez tous les peuples anciens, dès la domestication des animaux producteurs de lait: vache, et surtout brebis et chèvres.

Huit siècles avant notre ère, Homère rapporte dans l’Odyssée que le cyclope, après avoir trait chèvres et brebis, «fit cailler la moitié du lait, éclatant de blancheur, le recueillit et le déposa dans des corbeilles de jonc; puis, il versa l’autre moitié dans des vases, pour la boire ensuite et en faire son repas du soir»2.

Et il y a 2500 ans, l’historien et géographe grec Hérodote décrit une technique des Scythes, consistant à «remuer et agiter» le lait dans des vases de bois, pour séparer le beurre du babeurre.

Tout Romains qu’ils fussent, les contemporains de Pline n’ont certainement pas dédaigné le lait fermenté. D’ailleurs, deux mots latins désignent ces préparations laitières, qui se révèlent être deux noms pour un même type de produit3.

Oxygala d’abord, emprunté au grec ὀξύγαλα (de ὀξύς, aigre, et γάλα, lait). Pline l’Ancien en décrit le procédé le plus simple: après avoir baratté du lait légèrement additionné d’eau dans de longs vases à ouverture étroite, on récupère le caillé qui remonte en surface. «Ce qu’on en retire, après y avoir ajouté du sel, ils l’appellent oxygala», explique-t-il4. Le reste, une fois bouilli, produit le beurre. Mais Pline catalogue surtout ces produits parmi les remèdes, précisant que «sa nature est d’être astringent, émollient, incarnant, purgatif». Au-delà de cette recette de base –qui permettait d’ensemencer du lait frais pour le faire aigrir, puis de renouveler constamment la préparation–, Columelle propose une version gastronomique autrement sophistiquée: dix jours d’affinage avec égouttages successifs du petit-lait, macération d’herbes fraîches (origan, menthe, oignon, coriandre), puis assaisonnement final au thym, à la sarriette et au poireau haché5. Une véritable conserve de lait suri aux herbes, bien éloignée du simple caillé.

Quand Rome rafraîchit sa melca à la neige

L’autre terme, melca –peut-être apparenté au latin mulgere, «traire»– désigne le même type de préparation. Le médecin Galien, au 2e siècle, confirme que la melca compte parmi «les mets jouissant d’une bonne réputation à Rome». Il la prescrit à ses patients souffrant de chaleur excessive ou d’atonie gastrique, toujours servie bien froide, refroidie avec de la neige selon la pratique romaine6. Loin d’être un simple remède, ce lait fermenté avait conquis les tables de la capitale, consommé aux côtés d’autres délicatesses lactées comme l’aphrogala (lait mousseux). Apicius, pour sa part, propose une recette de dessert au lait caillé. Sans se douter qu’il heurterait notre goût moderne, il l’assaisonne de poivre et de garum, ou plus sobrement de sel, d’huile et de coriandre7.

Mais heureusement pour nous, il est plus que probable que ces laits fermentés s’accommodaient également avec du miel et des noix, selon une tradition qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours en Grèce.

1 Pline l’Ancien, Historia Naturalis, Liber 11, 96 (239): Mirum barbaras gentes, quae lacte vivant, ignorare aut spernere tot saeculis casei dotem, densantes id alioqui in acorem iucundum et pingue butyrum.

2 Hómēros, Odýsseia, 9, 245-248: Αὐτίκα δ᾽ἥμισυ μὲν θρέψας λευκοῖο γάλακτος πλεκτοῖς ἐν ταλάροισιν ἀμησάμενος κατέθηκεν, ἥμισυ δ᾽αὖτ᾽ἔστησεν ἐν ἄγγεσιν ὄφρα οἱ εἴη πίνειν αἰνυμένῳ καί οἱ ποτιδόρπιον εἴη.

3 L’équivalence entre les deux termes est confirmée par Anthime (6e siècle), De observatione ciborum, 78: oxygala, quod Latini uocant melcam, id est lac quod acetauerit. «oxygala, que les Latins appellent melca, c’est-à-dire du lait qui a aigri»).

4 Pline l’Ancien, Historia Naturalis, 28, 35 (133-134): E lacte fit et butyrum, barbararum gentium lautissimus cibus et qui divites a plebe discernat. […] sed hieme calefacto lacte, aestate expresso tantum, crebro iactatu in longis vasis angusto foramine spiritum accipientibus sub ipso ore alias praeligato. additur paulum aquae, ut acescat. quod est maxime coactum, in summo fluitat; id exemptum addito sale oxygala appellant. relicum decocunt in ollis; ibi quod supernatat, butyrum est, oleosum natura. […] natura eius adstringere, mollire, replere, purgare. «Du lait se fait aussi le beurre, mets des plus raffinés chez les peuples barbares et qui distingue les riches du peuple. […] mais en hiver avec du lait chauffé, en été avec du lait simplement trait, par agitation répétée dans de longs vases à ouverture étroite qui laissent passer l’air, l’orifice étant par ailleurs fermé. On ajoute un peu d’eau pour qu’il s’aigrisse. Ce qui est le plus épaissi flotte à la surface; ce qu’on en retire, après y avoir ajouté du sel, ils l’appellent oxygala. Le reste, ils le font bouillir dans des marmites; là, ce qui surnage est le beurre, de nature huileuse. […] Sa nature est d’être astringent, émollient, incarnant, purgatif.»

5 Columelle, De re rustica, 12, 8, Oxygalae compositio: Oxygalam sic facito : ollam novam sumito eamque iuxta fundum terebrato ; deinde cavum, quem feceris, surculo obturato et lacte ovillo quam recentissimo vas repleto eoque adicito viridium condimentorum fasciculos origani, mentae, cepae, coriandri. Has herbas ita in lacte demittito, ut ligamina earum exstent. Post diem quintum surculum, quo cavum opturaveras, eximito et serum emittito ; cum deinde lac coeperit manare, eodem surculo cavum obturato, intermissoque triduo, ita ut supra dictum est, serum emittito et fasciculos condimentorum exemptos abicito, deinde exiguum aridi thymi et cunelae aridae super lac destringito concisique sectivi porri quantum videbitur adicito et permisceto ; mox intermisso biduo rursus emittito serum cavumque obturato et salis triti quantum satis erit adicito et misceto. Operculo deinde inposito oblinito. Non antea aperueris ollam, quam usus exegerit. «Tu feras l’oxygala ainsi: prends un pot neuf et perce-le près du fond; ensuite, bouche le trou que tu auras fait avec une cheville, et remplis le récipient de lait de brebis le plus frais possible, et ajoutes-y des bouquets d’aromates verts : origan, menthe, oignon, coriandre. Plonge ces herbes dans le lait de telle sorte que leurs attaches dépassent. Après le cinquième jour, retire la cheville avec laquelle tu avais bouché le trou et laisse s’écouler le petit-lait; puis, quand le lait commencera à couler, bouche de nouveau le trou avec la même cheville, et après avoir laissé passer trois jours, comme il a été dit plus haut, laisse s’écouler le petit-lait et retire les bouquets d’aromates pour les jeter; ensuite, émiette par-dessus le lait un peu de thym sec et de cunila sèche, et ajoute de l’oignon poireau haché menu autant qu’il te semblera bon, et mélange ; bientôt, après avoir laissé passer deux jours, laisse de nouveau s’écouler le petit-lait, bouche le trou, ajoute du sel broyé en quantité suffisante et mélange. Ensuite, après avoir posé le couvercle, scelle-le. Tu n’ouvriras pas le pot avant que l’usage ne l’exige.»

6 Galien, De sanitate tuenda (Hygieina), 6 (éd. Kühn, p. 811): ἐν οἷς ἐστι καὶ ἡ μέλκα, τῶν ἐν Ῥώμῃ καὶ τοῦτο ἓν εὐδοκιμούντων ἐδεσμάτων, ὥσπερ καὶ τὸ ἀφρόγαλα. «Parmi lesquels se trouve aussi la melca, qui est l’un des mets jouissant d’une bonne réputation à Rome, tout comme l’aphrogala»; et 10 (éd. Kühn, p. 468): καθάπερ γε καὶ τῆς καλουμένης παρὰ Ῥωμαίοις μέλκης ἐψυχρισμένης, ἀφρογάλακτός τε καὶ τῶν διὰ γάλακτος ἐδεσμάτων. «de même aussi la [préparation] appelée melca par les Romains, refroidie, ainsi que l’aphrogala et les mets à base de lait».

7 Apicius, De re coquinaria, 7, 11: Melcas: cum piper et liquamen, vel sale, oleo et coriandro. «Melcas: avec du poivre et du garum, ou du sel, de l’huile et de la coriandre.»).

Sources:

Version du 21.11.2025, première édition 29.1.2022


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