Les blés vêtus, ancêtres rustiques du système céréalier romain

Mosaïque romaine personnifiant l’automne, 2e siècle (collection privée).

Au commencement de Rome, il y avait l’engrain, l’amidonnier et l’épeautre. trois céréales dites «vêtues». C’est un peu technique, voici: après le battage, leurs grains restent enfermés dans leurs enveloppes (glumelles), ce qui nécessite une étape supplémentaire de décorticage. Cette contrainte est compensée par plusieurs avantages: une meilleure protection contre les maladies et les insectes, ainsi qu’une résistance accrue à l’humidité durant le stockage.

Ces céréales vêtues nécessitaient un grillage préalable pour éliminer les glumelles adhérentes avant de pouvoir être pilés ou moulus. Cette technique de grillage, antérieure au battage, était une vieille pratique méditerranéenne qui présentait l’avantage de convertir une partie de l’amidon en dextrine, donnant à la farine une saveur douce. Cependant, l’opération comportait aussi des inconvénients: une partie des grains était carbonisée et parfois «au lieu de blé on ne balayait que des cendres noires» (Ovide, Fastes 2, 523).

Bien qu’ils aient été progressivement supplantés par des variétés de blé «nu» à partir de la fin du 5e siècle avant notre ère, ces blés vêtus se sont maintenus localement, notamment en raison de leur robustesse dans des conditions agricoles difficiles.

«Le blé nu (triticum) se développe mieux dans les sols secs, tandis que le far (adoreum) est moins affecté par l’humidité»,

note l’agronome Columelle au 1er siècle[1].

L’engrain, une céréale marginale

Epi immature d’engrain (photo Wikimedia).

L’engrain ou petit épeautre (Triticum monococcum) représente le plus archaïque des blés cultivés. Selon Pline, cette céréale n’a jamais eu grande extension et était cultivée surtout en Asie Mineure. Elle n’est mentionnée dans les sources latines que sous le nom de tiphe (transcrit du grec τίφη), et seulement pour des régions hors d’Italie.

Bien que les analyses archéobotaniques révèlent sa persistance dans certaines zones marginales des Apennins, l’engrain demeura toujours une culture très secondaire dans le monde romain. Sa rusticité lui permettait de survivre dans des conditions difficiles, mais son faible rendement et la difficulté de décorticage expliquent qu’il n’ait jamais concurrencé l’amidonnier comme céréale de base.

L’amidonnier, pilier des céréales italiques

Amidonnier (photo Wikimedia).

L’amidonnier (Triticum dicoccum) joue un rôle central dans l’histoire alimentaire de Rome. Connu généralement sous le nom d’ador lorsqu’il est brut, et de far une fois transformé (grillé ou concassé), ce blé vêtu fut pendant des siècles la base de l’alimentation romaine.
Pline l’Ancien rapporte que:

«Verrius affirme que durant trois cents ans, le far fut le seul blé utilisé par le peuple romain»[2].

L’amidonnier existait en différentes variétés. La zea, cultivée en Orient (Égypte, Syrie, Cilicie, Asie Mineure et Grèce) mais aussi en Campanie et en Ombrie, correspondait à l’amidonnier dans ses formes à longues barbes. La scandala ou scandula était une variété cultivée en Gaule sous le nom de bracis et taxée à bas prix dans l’Édit de Dioclétien. L’arinca de Gaule et d’Italie était une forme d’amidonnier à tige plus haute, épis plus longs et plus lourds, obtenue en climat humide.

Selon la loi des XII Tables, le débiteur en prison recevait une livre de grains de far par jour, témoignage de son importance dans l’alimentation de base.

Malgré l’arrivée des blés vêtus, il conserva une place essentielle dans l’alimentation et les rituels romains. Il entrait dans la composition de la mola salsa (farine salée utilisée pour les sacrifices) et des gâteaux nuptiaux de la confarreatio, mariage patricien traditionnel. La tradition attribuait d’ailleurs à Numa l’institution des Fornacalia, la fête de la torréfaction du blé, et des offrandes de blé grillé.

Les analyses archéobotaniques confirment sa présence durable dans les campagnes et régions montagneuses, comme l’Ombrie, l’Étrurie ou certaines parties de la Campanie, même après la généralisation du blé nu.

L’amidonnier était aussi utilisé pour préparer l’alica, une spécialité romaine de semoule obtenue par pilage dans un mortier de bois avec un pilon ferré. Après décorticage et concassage, on obtenait par blutage trois qualités: l’alica minima (semoule fine), l’alica secundaria (semoule moyenne) et l’alica grandissima (semoule grossière). Pour blanchir ces semoules, on y incorporait une craie tirée principalement d’une colline de Campanie nommée Leucogaeum «Terre blanche».

En Italie, où il est connu sous le nom de farro, l’amidonnier est redevenu très à la mode.

L’épeautre, une céréale d’adaptation septentrionale

 Epeautre (photo Wikimedia).

L’épeautre (Triticum spelta), très proche par sa forme de l’amidonnier, était souvent confondu avec le far dans les textes anciens. Ce n’est que tardivement qu’un nom distinct, spelta, apparaît. L’Edit de Dioclétien, en 301, ne mentionne que deux espèces de blé: frumentum (= triticum) et spelta.
Contrairement à l’amidonnier qui dominait l’Italie centrale, l’épeautre s’est surtout implanté dans les provinces septentrionales de l’Empire.

Les fouilles archéobotaniques témoignent de sa large diffusion dans les établissements romains de Gaule, des provinces germaniques et de Bretagne (actuelle Angleterre). À Vindolanda, fort romain situé près du mur d’Hadrien, l’épeautre constituait la céréale dominante, comme en attestent à la fois des grains carbonisés et des tablettes mentionnant son transport et sa livraison.
En Rhénanie et dans les provinces danubiennes, l’épeautre était souvent cultivé en rotation avec le seigle, formant un système céréalier adapté aux conditions locales. Ce type d’adaptation illustre la capacité du système agricole romain à se modeler selon les contraintes environnementales des territoires conquis.

[1] Columelle, De Re Rustica, II, 6 : Triticum autem sicco loco melius coalescit. Adoreum minus infestatur humore.

[2] Pline, Histoire Naturelle, XVIII, 11 (62): Populum Romanum farre tantum e frumento CCC annis usum Verrius tradit.

Pour en savoir plus: Jacques André, L’Alimentation et la cuisine à Rome, Les Belles Lettres, 1981, chap. 2 («Les céréales»).

Lire également notre article Et le far fut!

Cet article fait partie d’une série sur les céréales de la Rome antique.
Lire également:
Du grain et des humains en Italie pré-romaine


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