À Pompéi, trois distiques élégiaques peints sur les murs d’une salle à manger dictent aux convives les règles de la bienséance. Ces inscriptions uniques mêlent poésie savante et étiquette sociale, dans une mise en scène minutieuse de l’espace convivial.

Dans la Regio III de Pompéi, la Casa del Moralista tire son nom moderne d’une décoration inhabituelle: son triclinium d’été, pièce de 25 m² ouverte sur le jardin, présente trois distiques élégiaques peints en lettres blanches sur fond noir. Cas unique dans la cité campanienne, ces inscriptions métriques transforment les murs en support d’un discours moral adressé aux convives. La maison, fouillée au début du 20e siècle par Vittorio Spinazzola, appartenait vraisemblablement à Caius Arrius Crescens, dont le nom figure sur un sceau de bronze retrouvé dans la cave à vin.
Les bombardements de 1944 ont détruit le mur occidental et son inscription. Les photographies prises en 1927 par Matteo Della Corte constituent aujourd’hui les seuls témoignages directs de l’état original. Une inspection menée en juillet 2019 par les auteurs de l’étude a confirmé la dégradation avancée des peintures restantes. Les textes ne sont désormais lisibles que grâce aux archives photographiques, ce qui rend d’autant plus précieuse leur publication scientifique.
Les trois lits de maçonnerie, disposés en U autour d’une table centrale en marbre, accueillaient traditionnellement neuf convives. Chaque inscription occupe une position précise: au-dessus du lectus summus (lit supérieur) sur le mur nord, du lectus medius (lit central) sur le mur ouest, et du lectus imus (lit inférieur) sur le mur sud. Cette disposition n’est pas fortuite. L’ordre des textes correspond aux différents moments du banquet, depuis l’arrivée des invités jusqu’aux risques de débordements de fin de soirée.
Un protocole en trois temps
Le premier distique, visible depuis le lectus summus, s’adresse au serviteur:
Abluat unda pedes puer et detergeat udos. / Mappa torum velet, lintea nostra cave
«Que l’eau lave les pieds et que l’esclave les essuie, mouillés. / Que le linge couvre le lit. Prends soin de nos nappes»
Le lavage des pieds, pratique attestée par Pétrone dans le Satyricon, marque le début du repas. L’auteur latin décrit l’accueil chez Trimalchion: «Enfin donc nous nous sommes mis à table, des jeunes Alexandrins versant dans nos mains de l’eau glacée»[1]. Les mappae, ces serviettes utilisées pour s’essuyer les mains et la bouche, font également partie du décor pétronien.
Le deuxième couplet invite à la retenue:
Lascivos voltus et blandos aufer ocellos / coniuge ab alterius, sit tibi in ore pudor
«Garde loin regards lascifs et yeux enjôleurs / de l’épouse d’autrui, mais que la pudeur soit sur ton visage»
Le vocabulaire emprunte directement à la poésie élégiaque. L’expression in ore pudor renvoie à Ovide, qui écrit dans les Tristia: purpureus molli fiat in ore pudor («Que la pudeur rougissante apparaisse sur le doux visage»)[2]. Les ocelli (petits yeux) constituent un terme typiquement élégiaque, que l’on retrouve chez Catulle et Tibulle.
Le troisième distique, partiellement lacunaire au début du premier vers[3], met en garde contre les querelles:
[insana]s litis odiosaque iurgia differ / si potes aut gressus ad tua tecta refer!
«Reporte les disputes [insensées] et les odieuses altercations / si tu le peux, ou bien ramène tes pas vers ta demeure!»
Ici encore, la source ovidienne s’impose. Dans les Fastes, le poète souhaite pour le nouvel an: lite vacent aures, insanaque protinus absint / iurgia («Que les oreilles soient libres de querelles, que les disputes insensées s’éloignent aussitôt»)[4]. Le Satyricon confirme la fréquence des rixae lors des banquets, particulièrement en fin de soirée sous l’effet du vin.
L’art de la réappropriation poétique
L’auteur anonyme de ces inscriptions maîtrise la technique de l’oppositio in imitando. Il ne cite pas textuellement Ovide, mais recombine des expressions issues de contextes différents pour créer de nouvelles associations verbales. Ainsi, l’injonction à éviter les regards lascifs sur l’épouse d’autrui rappelle plusieurs passages des Amours et de l’Art d’aimer, mais la formulation spécifique ne se trouve nulle part telle quelle chez le poète. De même, la formule abluat unda pedes évoque Catulle: pallidulum manans alluit unda pedem («L’eau courante baigne le pied pâlissant»)[5], mais l’ensemble du vers constitue une création originale.
Cette pratique confirme le niveau culturel élevé du commanditaire. Les trois couplets respectent scrupuleusement la métrique élégiaque, avec l’alternance hexamètre-pentamètre caractéristique du distique. Les lettres, hautes d’environ 3 cm, suivent généralement une ligne de base régulière. Les mots sont séparés par des points, et certaines voyelles portent des apex, ces accents marquant les longues. L’exécution témoigne d’un soin particulier, même si l’alignement à droite reste irrégulier.
La datation de ces inscriptions s’établit entre 50 et 79 de notre ère. sur la base des tituli picti électoraux présents sur la façade de la maison. La décoration murale en IVe style, caractéristique du milieu du 1er siècle, confirme cette chronologie. Les arbres du jardin, encore jeunes lors de l’éruption du Vésuve en 79, indiquent que l’aménagement date de quelques décennies seulement avant la catastrophe.
Avertissement sérieux ou jeu lettré ?
La Casa del Moralista pose la question de la réception de ces maximes par les convives. S’agit-il d’avertissements sérieux ou d’un jeu lettré destiné à amuser des invités cultivés?
Pour les auteurs de la récente étude qui sert de base à cet article (voir référence supra), la seconde hypothèse semble plausible. Le choix du genre élégiaque, associé à la poésie amoureuse et légère, suggère une dimension ludique. Un propriétaire ayant les moyens d’orner son triclinium de vers métriques soignés cherchait probablement autant à démontrer son érudition qu’à réguler effectivement le comportement de ses hôtes.
L’influence d’Ovide dans ces textes domestiques témoigne de la diffusion de la poésie latine au-delà des cercles lettrés. D’autres graffitis pompéiens citent ou paraphrasent Ovide, Properce ou Virgile, parfois dans des contextes plus triviaux. La basilica de Pompéi conserve ainsi trois graffitis reprenant des vers d’Ovide et de Properce. Cette culture poétique partagée constituait un marqueur social et un élément de distinction pour les élites municipales.
Les parallèles avec le Satyricon de Pétrone éclairent le fonctionnement réel des banquets romains. Chez Trimalchion, les mappae servent à emporter des restes, les serviteurs lavent les pieds des convives avec de l’eau glacée, et les disputes éclatent régulièrement, alimentées par «l’insolence des ivrognes» (insolentia ebriorum)[6]. Le contraste entre l’idéal exprimé par les distiques pompéiens et la réalité décrite par Pétrone souligne peut-être justement la nécessité de ces rappels à l’ordre.
Source principale
- Gianmarco Bianchini, Rosy Bianco, Gian Luca Gregori, The triclinium of the ‘Casa del Moralista’ and Its Inscriptions: CIL IV, 7698 = CLE 2054″, Sylloge Epigraphica Barcinonensis 18, 2020, pp. 85-105.
[1] Pétrone, Satyricon 31, 3: Tandem ergo discubuimus, pueris Alexandrinis aquam in manus nivatam infundentibus.
[2] Ovide, Tristia 4, 3, 70.
[3] La perte de la première partie du troisième hexamètre a suscité de nombreuses propositions de restitution. La lecture [insana]s litis, proposée par Pierleoni et confirmée par l’analyse des photographies de 1925, s’appuie sur le parallèle ovidien des Fastes. Les traces encore visibles sur le plâtre en 1925 montrent clairement les lettres LITIS, et non LITES comme l’avaient lu certains premiers éditeurs. L’espace disponible, compris entre 7 et 9 lettres selon l’ordinatio des autres vers, correspond exactement à [insana]s.
[4] Ovide, Fastes 1, 73-74.
[6] Pétrone, Satyricon 70, 6.
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