La cuisine sans recettes des Pharaons

Peinture de la tombe de Menna, Thèbes, Égypte, vers 1422-1411 avant notre ère (Photo Wikimedia).

En trois mille ans d’existence, la civilisation antique égyptienne ne nous a pas légué de recette de cuisine. 𓐍𓅱 , ḥw, «rien» dans notre langue. Aucun texte ne détaille précisément les recettes ou les menus quotidiens des Égyptiens. Pourtant, notre connaissance de leur alimentation est relativement riche grâce à une convergence de sources archéologiques, iconographiques et textuelles. Les peintures murales, les reliefs funéraires, les modèles miniatures déposés dans les tombes, les restes botaniques ou animaux retrouvés dans les fouilles, les papyrus administratifs (rations, registres de temple), ainsi que les observations d’auteurs antiques d’autres cultures comme Hérodote ou Diodore de Sicile, nous permettent de reconstituer assez précisément ce que mangeaient les habitants de la vallée du Nil à l’époque pharaonique.

Du pain et de la bière

La base de l’alimentation égyptienne repose sur deux céréales principales : l’orge (Hordeum vulgare) et le blé amidonnier (Triticum dicoccum). De leur transformation naissaient les deux aliments-rois: le pain et la bière.

Le pain était préparé à partir de farines obtenues au moyen de meules en pierre ; il pouvait être cuit dans des moules coniques en céramique (les bedja) ou en galettes à même la braise. On en produisait des variétés nombreuses, certaines agrémentées de graines (sésame, coriandre), d’épices ou de purées sucrées. D’autres pains contenaient du lait, du miel, des fruits secs ou étaient levés avec du levain naturel. Ils pouvaient être plats, sphériques, coniques ou même en forme de poissons ou d’animaux sacrés. Le pain le plus courant restait un pain dense, à base d’eau, de farine et de sel.

La farine était souvent mélangée à des impuretés: sable, gravillons, débris organiques. Cela usait les dents: les momies égyptiennes présentent souvent une dentition extrêmement abîmée.

La bière était obtenue en faisant fermenter du pain d’orge dans de l’eau. Elle était filtrée, parfois parfumée aux dattes ou aux herbes, et classée selon sa couleur: bière rouge (claire, légère), noire (plus dense, plus alcoolisée). Riche en calories, elle était à la fois boisson, aliment et offrande. Elle était brassée à domicile ou dans des brasseries d’État, comme celles figurées dans la tombe de Mékétre.

Des légumes humbles et des fruits mûris au soleil

Les légumes frais composaient une part importante de la diète: oignons, ail, poireaux, laitues, concombres, radis, céleri, persil… Ces produits du jardin du Nil étaient consommés crus, grillés ou bouillis, en soupes ou en accompagnement. Les lentilles, fèves et pois chiches, riches en protéines végétales, formaient la base des plats quotidiens pour les plus modestes, souvent mêlés à de la farine en galettes.

Les figues, dattes, raisins, grenades, melons et baies étaient servis comme en-cas, comme desserts ou intégrés dans les plats. Un fruit particulièrement intéressant, mais aujourd’hui disparu, enrichissait les vergers égyptiens : le perséa. Ce végétal de la famille des lauracées (à laquelle appartient aussi l’avocatier) a malheureusement disparu durant l’Antiquité, vraisemblablement en raison de l’assèchement du climat. Il donnait de petits fruits à noyaux à la chair jaune, dont nous ne connaîtrons jamais la saveur exacte. Les pommes, prunes, pêches et abricots sont introduits plus tardivement, à l’époque ptolémaïque. Le mot égyptien pour pomme, depeh, est un emprunt sémitique.

Des plantes des marais étaient aussi consommées: souchet, papyrus, joncs… Diodore de Sicile affirme que les marais du Nil suffisaient à nourrir les pauvres et les malades[1]. Le souchet, doux et parfumé, était utilisé pour faire des gâteaux ou des farines. Dans la tombe de Rekhmirê, une scène montre la confection de gâteaux à base de souchet, probablement servis avec un sirop de dattes et de miel.

Contrairement à une idée reçue, les anciens Égyptiens n’ont pas attendu l’arrivée des Grecs pour cultiver la vigne et l’olivier. La production et la consommation de vin sont attestées dès la fin du 4e millénaire avant notre ère, bien avant l’émergence de l’État pharaonique. Les jarres de vin faisaient partie du mobilier régulièrement présent dans les tombes royales prépharaoniques. L’analyse des sceaux apposés sur les récipients permet d’identifier les régions réputées pour leurs vins de qualité, notamment les oasis du désert libyque. De même, bien que moins répandue, la culture de l’olivier est attestée dans la vallée du Nil au moins depuis le début du 2e millénaire avant notre ère, avant de connaître un essor considérable à l’époque hellénistique.

Viandes rares, volailles et poissons abondants

Nebamon, comptable du Nouvel Empire (v. 1350 av. J.‑C.), chasse les oiseaux dans les marais, entouré de son épouse et de sa fille — une scène funéraire où la fertilité des roseaux incarne érotisme et renaissance. Fresque exposée au British Museum, Londres (CC BY‑NC‑SA).

Le régime carné variait selon la classe sociale. Les paysans et ouvriers en consommaient peu: la viande était chère, souvent réservée aux offrandes ou aux fêtes religieuses. Le bœuf, sacrifié aux dieux, était prisé par les élites. Les moutons et les chèvres étaient élevés pour leur lait autant que pour leur chair. Le porc, bien que parfois considéré comme impur, était consommé par les classes populaires. Hérodote[2] mentionne un tabou religieux, mais les fouilles montrent qu’il était mangé, surtout par les plus pauvres.

La volaille était une source majeure de protéines: canards, oies, grues, pigeons, colombes, même pélicans et autruches. Ces dernières étaient appréciées pour leurs œufs, de grande taille et de goût recherché. Le poulet n’apparaît que tardivement dans le paysage alimentaire égyptien. Originaire d’Asie du Sud, sa présence est attestée de façon très limitée, comme en témoigne un ostracon égyptien datant d’environ 1350 av. J.-C. représentant un coq sauvage. Si poulets et œufs de poule étaient importés comme curiosités exotiques, leur élevage à grande échelle ne commença véritablement qu’à l’époque ptolémaïque.

Les poissons abondaient dans le Nil et les lacs: tilapia, poisson-chat, perche, mulet gris, saumon du Nil, carpe, anguille. Ils étaient souvent séchés, salés ou fumés. Le medjed (ou poisson-oxyrhynque) était sacré dans certaines villes. Les Égyptiens excellaient dans l’art de préserver les aliments sous différentes formes. Au-delà du séchage au soleil et du salage traditionnels, ils maîtrisaient des techniques sophistiquées comme la confection de confits en faisant cuire lentement viandes et volailles dans la graisse avant de les sceller dans des jarres. Plus surprenant encore, ils auraient peut-être inventé une forme primitive de caviar en salant des œufs de rouget gris.

Une cuisine inventive, douce et épicée

La cuisine égyptienne faisait appel à une grande variété d’épices et d’aromates: aneth, coriandre, cumin, fenugrec, fenouil, persil, thym, origan, menthe, moutarde, noix de palme, fleurs de lotus. L’huile de lin, de sésame, de ricin, de baumier était utilisée pour cuire ou assaisonner.

Les mets étaient braisés, bouillis, rôtis ou mijotés. Certains animaux (oiseaux, porcins, hyènes) étaient même engraissés. Les petits animaux étaient farcis d’épices et de hachis. Les hérissons étaient cuits dans l’argile, dont on brisait la coque pour retirer les piquants.

Les confiseries étaient à base de miel, de dattes, de farine de caroube ou de souchet. Les gâteaux aux fruits étaient réservés aux fêtes. Les pâtissiers étaient parfois appelés «ouvriers en dattes». La pâte obtenue à partir du souchet pilé, comme le montre la tombe de Rekhmirê, avait une texture proche des amandes moulues.

Manger pour exister: le repas comme acte religieux

Le repas du matin occupait une place fondamentale dans la journée égyptienne. Il visait à restaurer les forces après le jeûne nocturne et à préparer le corps à l’effort. Composé généralement de pain, de bière légère et d’oignons ou de légumes, il offrait aux ouvriers comme aux élites une forme de relance énergétique, perçue comme nécessaire à l’équilibre physique et vital. Ce premier repas était souvent pris rapidement, mais il n’en était pas moins symbolique dans une culture où manger signifiait aussi se maintenir en vie.

Pour les Égyptiens, la nourriture ne servait pas uniquement à satisfaire un besoin physique: elle était aussi un moyen de renouveler la vitalité du corps. Se nourrir permettait de se régénérer, de maintenir l’équilibre corporel et spirituel de l’individu. Chaque aliment, dans cette vision, contribue à entretenir le souffle vital (ânkh) du corps. La mastication, l’ingestion et l’assimilation sont perçues comme des processus qui restaurent les forces du vivant, exactement comme l’eau du Nil fertilise la terre chaque année. Chez les défunts, le besoin de nourriture continue: le mort doit être revivifié par l’offrande, afin d’éviter la décomposition et l’oubli. La nourriture est donc une source de permanence cosmique, et tout repas est, en un sens, un acte de résistance à la désintégration, tant chez les vivants que chez les morts. Cette conception explique l’importance des repas dans les rites funéraires et dans les temples, où l’on nourrissait les statues divines pour entretenir leur puissance. Des tables d’offrandes en pierre reçoivent pains, bières, oies, poissons sculptés. Des formules magiques sont récitées pour activer les images. L’eau versée sur ces reliefs se chargeait symboliquement de la substance des aliments et «descendait» nourrir le mort.

Modération, gloutonnerie et philosophie de la table

Dans les sagesses du 1er millénaire avant notre ère (papyrus Kagemni, Ptahhotep, Insinger), manger avec excès est signe d’immodération et d’avillissement. L’idéal est la modération: le ventre ne doit pas gouverner le cœur. Des textes satiriques comme celui du «Harpiste dévoyé» se moquent aussi de la gloutonnerie: le héros, Haroudja, y est décrit comme un affamé obsédé par la viande, prêt à bondir à la moindre annonce d’un plat saignant.

Mais cette morale austère est parfois contredite par des appels hédonistes à jouir du moment présent, face à l’imminence de la mort. Ainsi l’Appel aux vivants d’Eshou dans la tombe de Pétosiris:

«Buvez, festoyez, car nul ne sait quand elle [la mort] viendra».

Une pâtisserie pour l’éternité

Pâtissiers moulant et cuisant des gâteaux, détail de la tombe du vizir Rekhmire (TT 100, XVIIIᵉ dyn., v. 1450 av. J.‑C.), fac‑similé réalisé par Nina de Garis Davies ; Metropolitan Museum of Art, New York (CC0).

La plupart des scènes de cuisine figurées dans les tombes égyptiennes nous montrent des instantanés: un boulanger façonnant son pain, un rôtisseur surveillant sa broche, un brasseur filtrant sa bière. Mais au cœur de la nécropole thébaine, un trésor unique s’offre aux yeux des égyptologues: une véritable recette de pâtisserie en images.

La tombe du vizir Rekhmirê, haut dignitaire du milieu du 15e siècle avant notre ère, recèle sur le mur sud de sa chapelle funéraire une scène exceptionnelle qui détaille minutieusement l’élaboration complète d’un gâteau au souchet, depuis le broyage des tubercules jusqu’à la livraison du produit fini.

Le souchet (Cyperus esculentus), cette petite plante des marais au tubercule à peine plus gros qu’une noisette, était particulièrement apprécié des Égyptiens pour sa saveur légèrement sucrée. À la fois friandise et ingrédient de pâtisserie, il entrait dans la composition de nombreuses douceurs.

La fresque nous montre d’abord deux hommes penchés au-dessus d’un récipient posé sur un trépied, à l’extrême droite de la scène. Ils sont en train de mélanger la poudre de souchet –obtenue après broyage des tubercules– avec de la farine de blé amidonnier ou d’orge. Cet ajout de céréales est crucial: il apporte le gluten nécessaire pour donner de l’élasticité à la pâte, le souchet en étant naturellement dépourvu.

L’étape suivante nous transporte vers le cœur de la cuisson. La pâte est disposée dans des récipients métalliques en forme de wok, eux-mêmes placés sur des foyers en briques à haute capacité calorifique. La chaleur intense saisit rapidement la préparation, nécessitant un retournement régulier à l’aide de longues spatules pour éviter que le gâteau ne brûle.

Un détail précieux apparaît dans les hiéroglyphes accompagnant la scène: l’ajout de graisse dans le récipient brûlant. Cette «graisse blanche pour les gâteaux», probablement contenue dans le haut pot blanc manipulé par un personnage proche des foyers, jouait vraisemblablement le rôle de notre beurre ou huile moderne, empêchant la pâte d’adhérer aux parois.

Une fois cuit, le gâteau, désigné sous le nom de shat, prend une forme triangulaire. Cette apparence, qui pourrait sembler étrange, résulte peut-être d’une convention artistique égyptienne visant à montrer l’objet sous son angle le plus reconnaissable –ici, le gâteau vu de dessus. Les triangles sont ensuite mis à refroidir, leur forme est retouchée, puis ils sont finalement empilés et confiés à un porteur visible à l’extrême gauche de la composition.

Le vizir Rekhmirê, en emportant avec lui l’image détaillée de cette préparation, ne se contentait pas d’orner sa dernière demeure: il s’assurait que, dans l’au-delà, il pourrait continuer à déguster sa friandise préférée.

[1] Diodore de Sicile. Bibliothèque historique, Livre I, 34.

[2] Hérodote. Enquêtes, Livre II.

Sources

  • Agut, Damien. Du Nil au désert, l’extraordinaire variété de la diète pharaonique, dans Histoire de l’alimentation, Paris, Belin, 2021.
  • King, Arienne. Nourriture et Boissons dans l’Égypte Ancienne. Traduit par Babeth Étiève-Cartwright. World History Encyclopedia. Modifié le juillet 09, 2024.

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