
La coriandre ne laisse personne indifférent. Ses feuilles froissées dégagent une odeur si particulière que les Grecs rapprochaient son nom abrégé (kórion) de koris, «punaise». Mais il s’agit d’une étymologie populaire: les formes plus complètes (koríannon en grec, coriandrum en latin) n’ont probablement rien à voir avec l’insecte.
Le latin coriandrum ne viendrait pas du grec classique, mais d’une forme bien plus ancienne. Dans les tablettes mycéniennes de Cnossos, Pylos et Mycènes (13ᵉ siècle av. n. è.), la coriandre est déjà mentionnée sous des graphies proches de korijadono et korijadana. Ces mots anciens expliquent directement l’évolution vers le latin coriandrum. Cette continuité linguistique témoigne aussi des contacts précoces entre le monde mycénien et l’Italie de l’âge du Bronze, bien avant l’arrivée des colons grecs au 8ᵉ siècle avant notre ère.[1]
Les plus anciens témoignages archéologiques d’usage de Coriandre remontent au Proche-Orient néolithique. En Égypte, elle figure dans le papyrus médical d’Ebers (16e siècle av. n. è.) et près d’un demi-litre de graines a été découvert dans la tombe de Toutankhamon (14e siècle av. n. è.). La Bible compare même la manne à «une graine de coriandre, blanche, au goût de gâteau au miel» (Ex 16,31 ; Nb 11,7). En Gaule, la plante apparaît dès La Tène, puis se diffuse massivement à l’époque romaine, attestée par des graines retrouvées à Metz, Troyes ou Oedenburg-Kunheim, souvent conservées dans des puits et des latrines.
Plaute se moque, Apicius en abuse
Sur les tables romaines, la coriandre tenait une place de choix. Plaute, dans le Pseudolus, se moque des marmitons qui, pour préparer un dîner, «bourrent leurs plats d’herbes» et y «mettent de la coriandre, du fenouil, de l’ail, du persil…»[2]. Quelques siècles plus tard, le recueil attribué à Apicius confirme l’ampleur de son emploi: la coriandre y apparaît dans près d’une centaine de recettes sur un total de 477, soit environ un cinquième du corpus. Les auteurs distinguent les feuilles fraîches (coriandrum viride), les feuilles séchées (coriandrum siccum), les fruits crus (coriandri semen) et les fruits grillés (coriandri semen frictum), jugés plus parfumés. Elle assaisonne lentilles, sauces de poisson, volailles, et entre dans le célèbre moretum, pâte fromagère aux herbes, dont Columelle, l’Appendix Vergiliana et Apicius donnent des variantes[3].
Des propriétés étonnantes
Durant l’Antiquité, la frontière entre cuisine et médecine est ténue, et la coriandre en est un bon exemple. Dioscoride, médecin grec du 1er siècle, la décrit comme une plante «réfrigérante»: en cataplasme, elle apaiserait l’érysipèle et l’herpès, soulagerait les orchites et les hydrocèles, agirait sur certaines affections oculaires et, sous forme de graine, expulserait les vers intestinaux[4]. Pline l’Ancien, encyclopédiste romain et contemporain de Dioscoride, s’accorde avec lui: la coriandre «est bonne contre l’herpès et les teignes, appliquée verte et pilée», «elle assèche les gonflements des testicules», «entre dans les médicaments pour les yeux» et «chasse les petits vers»[5]. Mais il ne s’arrête pas là: Pline rapporte aussi tout un lot de croyances populaires, parfois teintées de magie. Ainsi écrit-il:
«Xénocrate rapporte une chose étonnante, si elle est vraie: que les règles s’arrêtent pour un jour si les femmes boivent un seul grain, pour deux jours si deux, et pour autant de jours qu’elles en auront pris de grains.»[6]
Cela ne marche évidemment pas.
Galien, médecin du 2e siècle, reprend le dossier thérapeutique en l’analysant avec plus de précision: il confirme les effets externes (cataplasmes «rafraîchissants», collyres) et internes (vermifuge, emménagogue modéré), tout en rejetant l’idée que la coriandre soit uniquement «froide» [7]. Dans la théorie des humeurs héritée d’Hippocrate, qualifier une plante de «froide» revenait à dire qu’elle contrebalançait la chaleur excessive d’un organe ou d’une maladie en refroidissant et en desséchant les humeurs en excès.
Tous les auteurs insistent cependant sur la même mise en garde: consommée en excès, elle peut troubler les sens et l’esprit. Peut-être… Encore faut-il en avaler des quantités bien supérieures à celles utilisées en cuisine ordinaire pour risquer une telle «overdose».
Du prestige antique à l’oubli médiéval
Dans l’Antiquité, la coriandre est ainsi une épice courante, cultivée dans les jardins et largement commercialisée. Son statut change au Moyen Âge: facile à produire, elle perd du prestige face aux épices rares venues d’Orient, comme la cannelle, le girofle ou la muscade, devenues symboles de luxe. Elle ne disparaît pas pour autant: on la retrouve dans la cuisine andalouse et portugaise, et dans des traités culinaires comme le Viandier de Taillevent (14ᵉ siècle), on trouve notamment la coriandre dans les recettes de sauces et de ragoûts, aux côtés d’autres épices comme le gingembre, la cannelle ou le poivre[8]. À la Renaissance, Pietro Andrea Mattioli (1501–1577), médecin siennois, publie en 1544 ses Commentarii in Dioscoridem, une édition annotée de Dioscoride. À propos de la coriandre, il souligne l’odeur désagréable des feuilles qu’il compare à celle des punaises vertes : une remarque personnelle, mais qui sera reprise par de nombreux herbiers et traités botaniques postérieurs, donnant à la coriandre une réputation durablement négative[9].
Quand la génétique explique le dégoût
C’est pourtant à cette époque que la coriandre prend le chemin du Nouveau Monde. Les Espagnols et Portugais l’introduisent en Amérique, où elle devient pilier des cuisines mexicaines, andines et caribéennes, avant de revenir en Europe avec une aura d’exotisme retrouvée.
La recherche contemporaine a, de son côté, éclairé la polarisation qu’elle suscite: une vaste étude d’association génétique a montré qu’un variant (rs72921001, pour les spécialistes), situé près d’un groupe de gènes de récepteurs olfactifs, est lié à la perception «savonneuse» de la coriandre; au sein de cette région, le récepteur OR6A2, sensible à plusieurs aldéhydes caractéristiques de la plante, est un candidat plausible[10]. Après des milliers d’années de débats, voici donc une énigme levée!
[1] Pierre Flobert, La coriandre: du mycénien au latin, Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 2011/2, LXXXV, p. 245-250.
[2] Plaute, Pseudolus 810-815: non ego item cenam condio ut alii coqui, qui mihi condita prata in patinis proferunt, boves qui convivas faciunt herbasque oggerunt, eas herbas herbis aliis porro condiunt: indunt coriandrum, feniculum, alium, atrum holus, apponunt rumicem, brassicam, betam, blitum…
[3] Voir l’article: Pilon, herbes et fromage; le secret du moretum.
[4] Dioscoride, De materia medica III, 63 : κόριον· ψυκτικὴν ἔχει δύναμιν, ὅθεν καταπλασσόμενον μετὰ ἄρτου ἢ ἀλφίτου ἐρυσιπέλατα καὶ ἔρπητας ἰᾶται, σὺν μέλιτι δὲ καὶ σταφίδι ἐπινυκτίδας καὶ διδύμων φλεγμονὰς καὶ ἴνθρακας θεραπεύει, μετὰ ἐρεγμοῦ δὲ χοιράδας καὶ φύματα διαλύει. τὸ δὲ σπέρμα ὀλίγον μὲν μετὰ γλυκέος ποθὲν ἕλμινθας ἐκβάλλει καὶ σπέρματός ἐστι γεννητικόν, πλεῖον δὲ ληφθὲν κινεῖ τὴν διάνοιαν ἐπικινδύνως, ὅθεν δεῖ φυλάσσεσθαι τὴν πλείονα καὶ συνεχῆ πόσιν αὐτοῦ. ὁ δὲ χυλὸς σὺν ψιμυθίῳ ἡ λιθαργύρῳ καὶ ὄξει καὶ ῥοδίνῳ καταχριόμενος ὠφελεῖ τὰς κατὰ τὴν ἐπιφάνειαν φλεγμονάς τὰς πυρώδεις..
[5]Pline l’Ancien, Naturalis Historia XX, 82 (216-218).
[6] Op. cit. (218): Xenocrates tradit rem miram, si vera est, menstrua contineri uno die, si unum granum biberint feminae, biduo, si duo, et totidem diebus quot grana sumpserint.
[7] Galien, De simplicium medicamentorum temperamentis ac facultatibus VI, 10, 43 (Περὶ κοριάνου).
[8] Taillevent (Guillaume Tirel), Le Viandier, éd. Jérôme Pichon, Paris, 1892, p. 162-163 (recettes de sauces avec coriandre).
[9] Pietro Andrea Mattioli, Commentarii in libros sex Pedacii Dioscoridis (Venise, 1544), ad loc. Coriandrum: Folia gravem odorem habent punicum, cimicum referentem (“Les feuilles ont une forte odeur rappelant celle des punaises”).
[10] Nicholas Eriksson et al., “A genetic variant near olfactory receptor genes influences cilantro preference”, Flavour 1, 22 (2012), DOI: 10.1186/2044-7248-1-22; Ewen Callaway, “Soapy taste of coriander linked to genetic variants”, Nature (2012), DOI: 10.1038/nature.2012.11398.
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