Cher, fais bonne chère de cette chair savoureuse…

banquet
Banqueteur et prostituée, fresque d’Herculanum, Musée national de Naples.

Les personnes qui apprécient la cuisine de l’Antiquité aiment «la bonne chère». Mais pourquoi le mot s’orthographie-t-il ainsi et non «chair», qui désigne pourtant la partie comestible d’un être vivant? Pour ajouter à la confusion, chers lecteurs, le mot «cher» désigne aussi ce qui est coûteux ou aimé. Il y a de quoi en tomber de sa chaise – ou, pour les professeurs, de leur «chaire». Bref, notre langue compte quatre mots totalement homophones qui se prononcent  [ʃɛʁ] selon la notation phonétique. Comme cela se fait-il? Pour ne pas perdre son français, il faut retrouver son latin.

Chère: du visage au repas

Le premier de ces homophones, chère, désigne aujourd’hui la nourriture, mais son parcours étymologique est inattendu. Il vient du mot latin cara (-ae, f.), qui signifiait «visage, face». Mot lui-même emprunté au grec ancien kara (κάρα) signifiant «tête». En ancien français, chère désignait l’expression du visage, et l’expression «faire bonne chère» signifiait à l’origine «faire bon visage», c’est-à-dire accueillir quelqu’un avec bienveillance. À partir du XIIᵉ siècle, un glissement de sens s’opère: «faire bonne chère» prend le sens de «faire bon accueil». Ce n’est qu’au 14e siècle que cette idée d’accueil chaleureux commence à s’associer à la nourriture offerte à un invité. Finalement, au 17ᵉ siècle, les anciens sens disparaissent et chère s’impose dans son acception actuelle de «repas».

Chair: carnage et plaisir charnel

Ensuite, chair, qui désigne les parties molles du corps, vient du latin caro (carnis, f.) qui signifiait «chair» ou «viande». En ancien français, char ou charn désignait aussi bien la chair humaine que celle des animaux consommés. Ce n’est qu’avec l’évolution du vocabulaire alimentaire que viande a progressivement supplanté chair pour parler de la nourriture.

Mais caro, carnis a eu encore bien d’autres descendants en français, dans des registres plus ou moins festifs. Sans être exhaustif et en allant du pire au meilleur, cela donne: carnage (un bain de chair), charogne (une chair en décomposition), carnivore (carnem vorare, mangeur de chair), carnaval (carnem levare, en référence à la période précédant le Carême, durant laquelle on cessait de consommer de la chair animale), incarnation (le fait de prendre chair), et bien sûr, le meilleur pour la fin, charnu et charnel (pas besoin de faire un dessin).

Cher: mon tout précieux

Quant à cher, employé pour désigner ce qui a une grande valeur, qu’elle soit affective ou économique, il nous vient du latin carus (-a, -um), qui signifiait «précieux, aimé». Ce mot a conservé ses deux acceptions en français moderne: il qualifie à la fois une personne qu’on affectionne («un ami cher») et ce qui coûte beaucoup d’argent («un bijou cher»). Bien sûr, «chérir» est de la même famille, tout comme la «caresse» (via l’italien carezza).

Chaire: une autorité assise

Enfin, chaire, qui désigne un siège d’autorité, comme la tribune d’un enseignant ou d’un prédicateur, provient du latin cathedra, issu du grec ancien kathedra (καθέδρα). Ce mot désignait à l’origine un siège à dossier utilisé par les personnes importantes, notamment les professeurs et les évêques. On en retrouve l’héritage dans le mot «cathédrale», qui désigne l’église où siège un évêque. Avec le temps, chaire a pris le sens d’un poste prestigieux, notamment dans l’enseignement supérieur et la religion.

Ainsi, derrière ces quatre mots qui se prononcent exactement de la même façon, se cachent des origines latines bien distinctes. L’histoire des mots est aussi surprenante que celle des mets!


D’autres articles du blog de l’association Nunc est bibendum

Tous les articles


 

error: Le contenu est protégé