Sentia Amarantis, tabernaria à Emerita Augusta

Au Museo Nacional de Arte Romano de Mérida, une stèle en marbre de dimensions modestes attire l’attention par son originalité. Datée de la fin du 2e ou du 3e siècle de notre ère, elle commémore Sentia Amarantis, décédée à 45 ans dans l’antique Emerita Augusta, capitale de la province de Lusitanie.

L’inscription funéraire suit la formule classique des épitaphes romaines:

D(IS) M(ANIBVS) S(ACRVM) / SENT(IAE) AMARANTIS / ANN(ORVM) XLV SENT(IVS) / VICTOR VXORI / CARISSIMAE F(ACIENDVM) C(VRAVIT) CV<M> <Q>VA VIX(IT) ANN(OS) XVII

«Consacré aux dieux Mânes. À Sentia Amarantis, âgée de 45 ans. Sentius Victor fit élever ce monument à son épouse très chère, avec laquelle il vécut dix-sept ans.»

L’épitaphe révèle un couple uni pendant dix-sept ans. Mais contrairement aux tombes féminines habituelles qui célèbrent la fidélité conjugale (univira), le travail de la laine (lanifica) ou la discrétion domestique (domiseda), ici c’est le métier qui fait l’identité.

Le relief représente Sentia Amarantis dans l’exercice quotidien de son activité: debout derrière un grand tonneau, elle tire le vin pour le verser dans une cruche. La scène se déroule sous une arcade évoquant l’architecture d’une taberna, ces commerces où l’on vendait de la nourriture et des boissons prêtes à consommer.

La défunte porte une tunique à col rond descendant aux genoux, à manches longues et ceinturée –le vêtement fonctionnel d’une travailleuse. La composition originale devait comporter un second personnage à droite, aujourd’hui perdu.

Le choix de représenter un tonneau plutôt qu’une amphore n’est pas anodin. Contrairement aux régions méditerranéennes où l’amphore dominait, la Lusitanie privilégiait le tonneau pour le transport et la vente du vin –une tradition celtique adoptée par les Romains. Le relief de Sentia Amarantis constitue ainsi un témoignage archéologique précieux pour les études sur le commerce du vin en Hispanie romaine.

Une affranchie commerçante

L’onomastique du couple révèle leur condition sociale. Sentia Amarantis porte un cognomen grec –Amarantis, «qui ne se flétrit pas»– associé à un nomen latin. Cette combinaison caractérise les affranchis: anciens esclaves ayant obtenu leur liberté, ils prenaient le nom de leur ancien maître tout en conservant leur nom d’origine.

Sentius Victor, qui porte le même nomen (Sentius) que son épouse, était vraisemblablement lui aussi un affranchi de la même famille. Le cognomen Victor, typiquement latin et évocateur (« le victorieux »), était fréquemment donné aux esclaves. Le couple représente cette classe moyenne urbaine de l’Empire romain qui, par le travail, parvenait à une certaine aisance. La notice du musée indique que Sentia «entra dans le métier de tabernaria de la main de son mari», suggérant une entreprise familiale suffisamment prospère pour financer cette stèle en marbre sculpté.

Une visibilité exceptionnelle

L’originalité fondamentale de ce monument réside dans la visibilisation d’une activité féminine professionnelle. Si de nombreuses femmes –surtout parmi les affranchies– travaillaient comme commerçantes ou artisanes, rares sont les monuments qui, comme celui de Sentia Amarantis, mettent le métier au cœur de la représentation funéraire.

D’autres stèles comparables existent: celle de Til-Châtel (Côte-d’Or) montrant un vendeur de vin derrière son comptoir, celle de Pompeianus Silvinus à Augsbourg (3e siècle), ou encore la stèle du cabaretier de Bordeaux (2e-3e siècle). Ces reliefs partagent la même fierté professionnelle et constituent des documents précieux sur l’organisation matérielle des tabernae vinariae, ces échoppes de vin qui jalonnaient les villes romaines.

Les spécialistes ont classé cette stèle dans la catégorie de l’«art populaire» en raison de son niveau technique modeste. Pourtant, la valeur documentaire de ces monuments dépasse largement leur qualité artistique. Il ne s’agit pas d’un portrait réaliste mais d’une description narrative du métier. Le sculpteur a fixé pour l’éternité le geste quotidien qui définissait l’identité sociale de la défunte.

En faisant sculpter ce relief, Sentius Victor a voulu que sa femme soit reconnue et célébrée pour ce qu’elle avait été de son vivant: une travailleuse, une commerçante, une femme active de la cité. Cette stèle témoigne d’une forme de dignité du travail qui transcende les hiérarchies sociales. Sentia Amarantis n’était ni patricienne ni grande propriétaire, mais aux yeux de son mari, cette vie méritait d’être immortalisée dans le marbre.

Notice muséale

Stèle funéraire de Sentia Amarantis, fin du 2e siècle – 3e siècle de notre ère, marbre, H. 38,5 cm × L. 36 cm × P. 4 cm, provenance: Cuartel de Artillería, Mérida (Badajoz), n° d’inventaire CE00676. Museo Nacional de Arte Romano, Mérida (Badajoz), Espagne.


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