Des bains, des vins et les plaisirs de Vénus

Coupe des thermes de Dioclétien, rendu par l'architecte français Edmond Paulin, 1880.
Coupe des thermes de Dioclétien, rendu par l’architecte français Edmond Paulin, 1880.

Dans ce complexe de 13 hectares, équipé de piscines, de gymnases, de bibliothèques et d’échoppes de nourriture, trois mille personnes se pressaient quotidiennement. Non, nous ne sommes pas dans un centre balnéaire contemporain, mais dans les thermes de Dioclétien, au cœur de la Rome impériale. Au 4e siècle, la capitale ne comptait pas moins de 952 établissements de bains publics[1].

La conception des bains romains témoigne d’un raffinement ingénieux: le caldarium, surchauffé par des conduits d’air chaud circulant dans les murs et sous les sols (si brûlants qu’il fallait porter des sandales spéciales[2]), le tepidarium tempéré, et enfin le frigidarium avec ses bassins glacés. Un parcours thermal pensé pour les sens.

Balnea Vina Venus

Signe de l’importance des bains (mais pas que), une certaine Merope fait graver au 1er siècle de notre ère sur la tombe de son compagnon Tiberius Claudius Secundus une formule  en vogue à l’époque: balnea vina Venus corrumpunt corpora nostra, sed vitam faciunt – «les bains, le vin et le sexe ruinent nos corps, mais rendent la vie digne d’être vécue»[3].

La commanditaire de l’inscription, affranchie impériale, pleure son «cher compagnon de vie» mort à 52 ans. Dans sa douleur, elle brise les conventions funéraires: au lieu de vanter les vertus civiques du défunt, elle choisit de célébrer les plaisirs qui ont illuminé leur existence. Plus audacieux encore, l’épitaphe affirme qu’il «a tout avec lui» dans la tombe (hic secum habet omnia) – comme si ces jouissances terrestres l’accompagnaient dans l’au-delà.

Ce choix n’est pas isolé. Dans tout l’Empire, des variantes de cette philosophie hédoniste se gravent dans la pierre et le métal.

À Ostie, Domitius Primus se vante au 3e siècle: «J’ai vécu d’huîtres de Lucrin, j’ai souvent bu du Falerne. Les bains, les vins et l’amour ont vieilli avec moi.»[4]

Dessin de la cuillère de Nea Lampsakos par Salomon Reinach.
Dessin de la cuillère de Nea Lampsakos par Salomon Reinach.

Parmi les objets connus qui portent la même maxime, figure une grande cuillère d’argent trouvée au milieu du 19e siècle à Nea Lampsakos, l’actuelle Gallipoli (Gelibolu) sur la rive nord des Dardanelles en Turquie. L’objet a disparu dans un incendie en 1922, mais nous disposons d’un relevé précis[5]. Dans la cavité de la cuillère on pouvait lire, reparti sur deux lignes:

BALNEA VINA VENUS FACIUNT PRO/PERANTIA FATA

Soit littéralement «Les bains, les vins et Vénus font des destins qui se hâtent». Autrement dit:  les plaisirs de la vie accélèrent subjectivement le passage du temps, ce qui peut être compris comme une incitation, mais aussi un avertissement.

La même cuillère portait une seconde inscription, en grec cette fois-ci, sur la section carrée du manche :

ΘΥΩΝ ΤΗΡΙ ΤΗΝ ΚΗΛΗΝ ΣΟΥ 

Ce qui signifie «quand tu sacrifies, surveille ta hernie». Une sentence bien mystérieuse… pour qui ne connaît une certaine épigramme de Martial. En effet le poète raconte une mésaventure que l’on peut mettre directement en rapport avec l’inscription.

Un haruspice étrusque demande à un paysan de castrer un bouc avant de le sacrifier à Bacchus. Pendant que l’haruspice se penche pour égorger l’animal, une «hernie» (évocation imagée d’un autre appendice) apparaît soudainement, que le paysan naïf prend pour un élément du sacrifice et coupe aussitôt. Le devin se retrouve ainsi involontairement castré et transformé en prêtre eunuque. De Tuscus (étrusque), il devient Gallus (nom donné aux prêtres eunuques du culte de Cybèle qui s’auto-mutilaient). [6]

La cuillère disparue associe donc sagesse épicurienne et érudition grivoise. Cette philosophie du plaisir trouve son terrain d’expression privilégié dans les thermes.

Sénèque, qui habite au-dessus d’un complexe thermal vers 50 de notre ère, nous plonge dans cette atmosphère en la décrivant à son ami Lucilius[7]:

«Imagine tout ce que le gosier humain peut produire de sons antipathiques à l’oreille: quand des forts du gymnase s’escriment et battent l’air de leurs bras chargés de plomb, qu’ils soient ou qu’ils feignent d’être à bout de forces,  je les entends geindre; et chaque fois que leur souffle longtemps retenu s’échappe, c’est une respiration sifflante et saccadée, du mode le plus aigu. Quand le hasard m’envoie un de ces garçons maladroits qui se bornent à frictionner, vaille que vaille, les petites gens, j’entends claquer une lourde main sur des épaules; et selon que le creux ou le plat a porté, le son est différent. Mais qu’un joueur de ballon survienne et se mette à compter les points, c’en est fait.

Ajoutes-y un querelleur, un voleur pris sur le fait, un chanteur qui trouve que dans le bain sa voix a plus de charme, puis encore ceux qui font rejaillir avec fracas l’eau du bassin où ils s’élancent. Outre ces gens dont les éclats de voix, à défaut d’autre mérite, sont du moins naturels,  figure-toi l’épileur qui, pour mieux provoquer l’attention, pousse par intervalles son glapissement grêle, sans jamais se taire que quand il épile des aisselles et fait crier un patient à sa place. Puis les intonations diverses du pâtissier, du charcutier, du confiseur, de tous les brocanteurs de tavernes, ayant chacun certaine modulation toute spéciale pour annoncer leur marchandise.»

Démocratisation du luxe et hiérarchies sociales

Les Romains aux bains, évocation d'artiste.
Les Romains aux bains, évocation d’artiste.

Contrairement aux idées reçues, les thermes romains n’étaient pas réservés à une élite. Les frais d’entrée demeuraient dérisoires, voire gratuits lors des festivités et campagnes politiques, permettant à toutes les classes sociales d’accéder à ces agréments.

Mais la hiérarchie sociale se reconstituait dans l’espace thermal lui-même. Certains aristocrates arrivaient escortés de cinquante serviteurs[8], et des espaces leur étaient réservés pour déployer leurs plus somptueux atours.

La séparation des sexes était en principe observée, femmes et hommes se baignant à des heures distinctes. Le médecin Soranus d’Éphèse recommandait même aux femmes de fréquenter les thermes en préparation à l’accouchement[9].

L’évolution de la triade antique bains-vins-sexe révèle les transformations profondes des mentalités occidentales. Les bains, symbole du raffinement romain, disparaissent progressivement de la culture européenne médiévale, victimes de la méfiance chrétienne envers les plaisirs corporels et de l’effondrement des infrastructures urbaines. Les plaisirs de Vénus, quant à eux, se trouvent strictement encadrés par la morale chrétienne qui oppose chasteté et luxure, transformant la célébration antique de l’amour en source de culpabilité. Seul le vin résiste mieux à cette transformation, trouvant sa place dans la liturgie chrétienne tout en conservant ses connotations conviviales.

Si la triade réapparaît encore dans un recueil du 18e siècle, c’est pour subir une condamnation sans appel: balnea, vina, Venus virtutis vera venena «Les bains, le vin, Vénus sont les vrais poisons de la vertu»[10].

[1] The Chronography of 354 AD. Part 14: Notice of the 14 regions of the City. 

[2] PBS Nova, « Roman Baths: The Caldarium », cité dans The Conversation, Baths, wine, and sex make life worth living

[3] CIL VI, 15258, Rome, 1er siècle de notre ère: V(ixit) an(nos) LII d(is) M(anibus) Ti(beri) Claudi Secundi hic secum habet omnia balnea vina Venus corrumpunt corpora nostra se<d=T> vitam faciunt b(alnea) v(ina) V(enus) karo contubernal(i) fec(it) Merope Caes(aris) et sibi et suis p(osterisque) e(orum).

[4] CIL XIV, 914 : D(is) M(anibus) C(aius) Domiti Primi hoc ego su(m) in tumulo Primus notissi mus ille vixi Lucrinis pota<v=B>i saepe Fa lernum baln<e=I>a vina Venus mecum senuere per annos hec(!) ego si potui sit mihi terra lebis(!) et tamen ad Ma nes foenix(!) me serbat(!) in ara qui me cum properat se reparare sibi l(ocus) d(atus) funeri C(ai) Domiti Primi a tribus Messis Hermerote Pia et Pio.

[5] CIL III 12274c. Salomon Reinach, Une cuiller d’argent du musée de Smyrne, Bulletin de Correspondance Hellénique, 1882,  6, pp. 353-355.

[6] Martial, Epigrammes, III, 24: Vite nocens rosa stabat moriturus ad aras / hircus, Bacche, tuis uictima grata focis; / quem Tuscus mactare deo cum uellet aruspex, / dixerat agresti forte rudique uiro / ut cito testiculos et acuta falce secaret, / taeter ut inmundae carnis abiret odor. / Ipse super uirides aras luctantia pronus / dum resecat cultro colla premitque manu, / ingens iratis apparuit hirnea sacris. / Occupat hanc ferro rusticus atque secat, / hoc ratus antiquos sacrorum poscere ritus / talibus et fibris numina prisca coli.
Coupable d’avoir grignoté une vigne, se tenait près de tes autels un bouc destiné à mourir, ô Bacchus, victime agréable à tes foyers. Comme l’haruspice étrusque voulait l’immoler au dieu, il avait dit par hasard à un paysan rustique et grossier de couper rapidement les testicules avec une faucille aiguisée, afin que s’en allât l’odeur fétide de cette chair immonde. Lui-même, penché au-dessus des verts autels, tandis qu’il tranchait au couteau le cou qui se débattait et le maintenait de la main, une énorme hernie apparut, au grand scandale des rites sacrés. Le paysan s’en empare avec son fer et la coupe, pensant que les anciens rituels des sacrifices exigeaient cela et que les divinités antiques étaient honorées par de telles entrailles. Ainsi, toi qui étais tout à l’heure haruspice étrusque, te voilà maintenant haruspice galle : en égorgeant un bouc, tu es devenu toi-même un chevreau.

[7] Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 56, vers 50 de notre ère: [1] (…) Propone nunc tibi omnia genera vocum quae in odium possunt aures adducere: cum fortiores exercentur et manus plumbo graves iactant, cum aut laborant aut laborantem imitantur, gemitus audio, quotiens retentum spiritum remiserunt, sibilos et acerbissimas respirationes; cum in aliquem inertem et hac plebeia unctione contentum incidi, audio crepitum illisae manus umeris, quae prout plana pervenit aut concava, ita sonum mutat. Si vero pilicrepus supervenit et numerare coepit pilas, actum est. [2] Adice nunc scordalum et furem deprensum et illum cui vox sua in balineo placet, adice nunc eos qui in piscinam cum ingenti impulsae aquae sono saliunt. Praeter istos quorum, si nihil aliud, rectae voces sunt, alipilum cogita tenuem et stridulam vocem quo sit notabilior subinde exprimentem nec umquam tacentem nisi dum vellit alas et alium pro se clamare cogit; iam biberari varias exclamationes et botularium et crustularium et omnes popinarum institores mercem sua quadam et insignita modulatione vendentis.

[8] Ammien Marcellin, Res Gestae, 28, récit du IVe siècle de notre ère

[9] Soranus d’Éphèse, Traité de gynécologie, IIe siècle de notre ère.

[10]  Florilegium Latinum, sive Hortus Proverbiorum, par D. Joannem de Lama, Madrid, 1769, p. 330


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