
Découverte d’un stock de drogue aux Pays-Bas! En 2017, des archéologues fouillant le site de Houten-Castellum ont fait une découverte inhabituelle. Dans un puits romain datant de la fin du 1er siècle de notre ère, se trouvait un fémur de mouton ou de chèvre soigneusement évidé pour former un cylindre de 72 millimètres de long. Derrière le bouchon brai d’écorce de bouleau, soit une sorte de goudron: 382 graines de jusquiame noire, une plante extrêmement toxique de la famille des solanacées, comme la belladone ou la mandragore.
Les médecins antiques connaissaient bien cette plante et ses dangers. Dioscoride, médecin grec du 1er siècle, distingue trois types de jusquiame.
Le premier «porte des fleurs presque pourpres, des feuilles semblables au smilax, une graine noire, et des fruits durs et épineux». Le second a «des fleurs jaunâtres, des feuilles et des gousses plus tendres, et une graine d’un jaune pâle comme celle de l’iris». Ces deux types «provoquent folie et sommeil, elles sont difficiles à utiliser». «Utile pour les soins et très doux est le troisième», qui est «gras, tendre et duveteux, ayant des fleurs blanches et une graine blanche». Dioscoride recommande donc d’«utiliser le blanc; mais si celui-ci n’est pas disponible, il faut utiliser le jaune, mais rejeter le noir comme étant le pire». Les graines transformées en suc soulagent «la douleur, les écoulements âcres et chauds, les maux d’oreilles et les affections de la matrice». Mais il avertit que les feuilles «bouillies comme des légumes et mangées en quantité d’une écuelle causent un trouble modéré des sens»[1].
Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien nomme quatre variétés de jusquiame et avertit que «toutes causent folie et étourdissements»[2]. Il décrit néanmoins de nombreux usages médicaux: le jus peut être appliqué sur les nerfs[3], et la jusquiame calme les tumeurs des testicules[4]. Un mélange de jusquiame avec du lait d’ânesse aide contre «les flatulences et l’essoufflement»[5].

Mais Pline exprime des réserves personnelles sur cette plante:
«En général, l’emploi de cette plante est, selon moi, très hasardeux. En effet, il est certain que les feuilles même dérangent l’esprit, si on en prend plus de quatre. (…) On fait aussi avec la graine une huile qui, instillée dans l’oreille, dérange l’intelligence. Chose singulière, on a indiqué des remèdes pour ceux qui avaient bu de ce suc comme étant un poison, et on a indiqué ce suc même parmi les remèdes: c’est ainsi qu’on multiplie sans fin les expériences, et qu’on force les poisons même à devenir utiles»[6].
A la fois poison redoutable et remède recherché, voilà tout le problème.
Récipient ou pipe?
L’interprétation de l’objet de Houten-Castellum divise les chercheurs. L’hypothèse d’une pipe pour fumer les graines s’appuie sur l’analyse du bouchon de goudron, qui montre des signes de chauffe inégale, et sur une mention de Pline selon laquelle «la fumée de jusquiame brûlée» peut aider contre les douleurs articulaires[7].
Cependant, plusieurs éléments plaident contre cette interprétation: les graines retrouvées ne sont pas carbonisées, leur nombre important semble excessif pour un usage comme drogue, et les pipes sont extrêmement rares en Europe avant l’arrivée du tabac. L’hypothèse du récipient de stockage paraît donc plus probable. L’os aurait servi à conserver les graines, un millier au maximum, fermé de manière étanche par le goudron.
Des offrandes mystérieuses
Le lieu de la découverte et tout ce qui l’entoure plaident en faveur d’un usage délibéré de la jusquiame. L’os rempli de graines était accompagné d’un squelette partiel de vache et d’autres objets inhabituels: fragments de meule, crâne de chien et squelette incomplet de cheval portant des traces de boucherie. L’ensemble est interprété comme une «offrande d’abandon», soit un dépôt rituel marquant l’arrêt d’utilisation du puits.
Une seconde découverte sur le même site renforce l’hypothèse. Dans un fossé d’enclos, les archéologues ont trouvé un panier retourné, quatre pots de cuisine et une inflorescence complète de jusquiame noire, datés de 90-110 après notre ère. Cet ensemble constitue également une offrande d’abandon.
La présence de jusquiame dans deux dépôts rituels contemporains ne peut guère être fortuite. Elle suggère que cette plante revêtait une importance particulière pour les habitants de Houten-Castellum.
L’usage de la jusquiame noire à des fins médicinales ou rituelles dans l’Empire romain n’est pas isolé. À Neuss (Allemagne), dans l’hôpital de la forteresse romaine, 128 graines carbonisées de jusquiame noire ont été trouvées aux côtés d’autres plantes médicinales: fenugrec, verveine, centaurée, millepertuis, aneth et coriandre.
Au-delà des frontières de l’Empire
L’usage de la jusquiame noire dépasse les frontières et le temps de l’Empire romain.
Dans la forteresse circulaire de Fyrkat au Danemark, vers 980 après notre ère, des graines de cette plante ont été découvertes dans la tombe d’une femme, probablement dans une bourse en cuir, accompagnées d’une «baguette» métallique et d’une boîte contenant de petits os d’animaux. La femme était vraisemblablement une völva, une voyante qui utilisait les graines à des fins hallucinatoires.
Des hôpitaux médiévaux d’Écosse et de Finlande ont également livré des graines de jusquiame noire, témoignant de la continuité de son usage médical.
L’os de Houten-Castellum illustre ainsi la variété des pratiques médicales et rituelles dans les provinces romaines. Loin des grands centres urbains, les habitants de cette ferme des Pays-Bas maîtrisaient les propriétés d’une plante que les médecins de Rome et d’Athènes décrivaient dans leurs traités.
Une drogue millénaire
L’usage de la jusquiame ne commence pas avec les Romains. Les tablettes d’argile de Sumer font déjà mention de l’utilisation de la jusquiame comme hallucinogène. Le papyrus Ebers, un papyrus médical écrit à Thèbes vers 1600 avant notre ère, mentionne aussi la jusquiame parmi des centaines d’autres drogues (opium, séné, ricin).
La jusquiame était utilisée en combinaison avec d’autres plantes -mandragore, belladone et datura- comme potion anesthésiante et pour ses propriétés psychoactives dans des breuvages réputés magiques. Les Grecs connaissaient bien ses propriétés délirogènes. Connue sous le nom d’Herba Apollinaris, elle était utilisée par les prêtresses d’Apollon pour rendre leurs oracles. À Delphes, la Pythie aurait, avant de procéder à toute divination, consommé un hydromel à base de miel et de jusquiame. Elle utilisait également la fumée des graines pour s’enivrer et prophétiser.
En Scandinavie, dans une tombe datant de l’âge du bronze, on a retrouvé une bière aromatisée de plusieurs plantes (myrte, reine des prés), dont la jusquiame noire. Cet ajout décuplait les effets de l’ivresse alcoolique.
[1] Dioscoride, De Materia Medica 4.69: χρῆσθαι δεῖ τῷ λευκῷ· εἰ δὲ μὴ παρείη οὗτος, χρῆσθαι δεῖ τῷ ξανθῷ, τὸν δὲ μέλανα ἀποδοκιμάζειν ὡς χείριστον » et « ἑψηθέντα δὲ ὡς λάχανα καὶ βρωθέντα τρυβλίου πλῆθος μετρίαν παροκοπὴν ἐργάζεται.
[2] Pline l’Ancien, Histoire naturelle 25.17.35: omnia insaniam gignentia capitisque vertigines.
[3] Pline l’Ancien, Histoire naturelle 22.58.124: nervis cum hyoscyami suco inlinitur.
[4] Pline l’Ancien, Histoire naturelle 26.58.89: testium tumores sedat hyoscyamum.
[5] Pline l’Ancien, Histoire naturelle 20.73.193: similiter ad ventris aut intestinorum inflationes et orthopnoicis quod ternis digitis prenderet seminis, tantundem hyoscyami cum lacte asinino.
[6] Pline l’Ancien, Histoire naturelle 25.17.36-37: temeraria in totum, ut arbitror, medicina. quippe constat etiam foliis mentem corrumpi, si plura quam IIII bibant; etiam antiqui in vino, febrim depelli arbitrantes. oleum fit ex semine, ut diximus, quod ipsum auribus infusum temptat mentem, mireque, ut contra venenum, remedia prodidere iis, qui id bibissent, et ipsum pro remediis, adeo nullo omnia experiendi fine, ut cogant etiam venena prodesse.
[7] Pline l’Ancien, Histoire naturelle 26.15.27: nidor quoque accensi tussientibus.
Source
Cet article se base sur l’étude de L. I. Kooistra, M. Groot, L. Kubiak-Martens, E. Langer et J. van Renswoude, Evidence of the intentional use of black henbane (Hyoscyamus niger) in the Roman Netherlands, Antiquity, Cambridge University Press, 2024.
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