Pline le Jeune, Lettres, III, 5

Dans cette lettre, Pline le Jeune dresse pour Baebius Macer un portrait complet de la vie intellectuelle de son oncle, Pline l’Ancien, en réponse à une demande concernant la liste de ses ouvrages. Après avoir énuméré et ordonné tous les livres qu’il a écrits — des traités militaires à la Naturalis Historia — il décrit avec précision son rythme d’étude exceptionnel : nuits consacrées à la lecture, sommeil très court, travail au bain, en voyage ou pendant les repas, extraction systématique de notes, usage constant d’un secrétaire et souci extrême de ne perdre aucune minute. Il souligne que cette discipline fut maintenue malgré les charges publiques et la proximité des empereurs, au point qu’il se juge lui-même paresseux en comparaison. La lettre se conclut en expliquant que ce portrait, bien qu’allongé, pourra encourager Macer non seulement à lire ces œuvres mais aussi à s’inspirer de l’exemple de Pline l’Ancien.

C. Plinius Baebio Macro suo s. C. Pline salue son cher Baebius Macer.
1 Pergratum est mihi quod tam diligenter libros avunculi mei lectitas, ut habere omnes velis quaerasque qui sint omnes. Je suis très heureux que tu lises avec tant de soin les ouvrages de mon oncle, au point de vouloir les posséder tous et de me demander lesquels ils sont.
2 Fungar indicis partibus, atque etiam quo sint ordine scripti notum tibi faciam; est enim haec quoque studiosis non injucunda cognitio. Je remplirai le rôle de catalogue et je t’indiquerai aussi dans quel ordre ils furent écrits ; c’est un renseignement qui n’est pas sans intérêt pour les gens studieux.
3 ‘De jaculatione equestri unus’; hunc cum praefectus alae militaret, pari ingenio curaque composuit. ‘De vita Pomponi Secundi duo’; a quo singulariter amatus hoc memoriae amici quasi debitum munus exsolvit. Un ouvrage « De jaculatione equestri » en un livre, composé lorsqu’il servait comme préfet d’aile, avec autant de talent que de soin. Deux livres « De vita Pomponi Secundi », par lesquels il s’acquitte comme d’un devoir envers la mémoire d’un ami qu’il aimait d’un attachement tout particulier.
4 ‘Bellorum Germaniae viginti’; quibus omnia quae cum Germanis gessimus bella collegit. Incohavit cum in Germania militaret, somnio monitus: astitit ei quiescenti Drusi Neronis effigies, qui Germaniae latissime victor ibi periit, commendabat memoriam suam orabatque ut se ab injuria oblivionis assereret. Vingt livres « Bellorum Germaniae », où il rassembla toutes les guerres que nous avons menées contre les Germains. Il en commença la rédaction lorsqu’il servait en Germanie, averti par un songe : l’image de Drusus Néron, qui avait remporté de vastes victoires en Germanie et y était mort, lui apparut pendant son repos, recommandant sa mémoire et le priant de le soustraire à l’injustice de l’oubli.
5 ‘Studiosi tres’, in sex volumina propter amplitudinem divisi, quibus oratorem ab incunabulis instituit et perficit. ‘Dubii sermonis octo’: scripsit sub Nerone novissimis annis, cum omne studiorum genus paulo liberius et erectius periculosum servitus fecisset. Trois livres « Studiosi », divisés en six volumes tant ils étaient amples, où il forme l’orateur depuis le berceau jusqu’à sa perfection. Huit livres « Dubii sermonis », qu’il écrivit sous Néron dans ses dernières années, à une époque où la servitude rendait dangereux tout genre d’étude un peu plus libre et plus indépendant.
6 ‘A fine Aufidi Bassi triginta unus.’ ‘Naturae historiarum triginta septem’, opus diffusum eruditum, nec minus varium quam ipsa natura. Trente et un livres pour continuer l’œuvre d’Aufidius Bassus. Trente-sept livres de « Naturae historiae », ouvrage vaste, érudit, et pas moins varié que la nature elle-même.
7 Miraris quod tot volumina multaque in his tam scrupulosa homo occupatus absolverit? Magis miraberis si scieris illum aliquamdiu causas actitasse, decessisse anno sexto et quinquagensimo, medium tempus distentum impeditumque qua officiis maximis qua amicitia principum egisse. Tu t’étonnes qu’un homme si occupé ait achevé tant de volumes, dont plusieurs très pointilleux ? Tu t’en étonneras davantage encore si tu sais qu’il plaida quelque temps, qu’il mourut à cinquante-six ans, et qu’il passa tout le temps intermédiaire accaparé et entravé par de très hautes fonctions et par l’amitié des princes.
8 Sed erat acre ingenium, incredibile studium, summa vigilantia. Lucubrare Vulcanalibus incipiebat non auspicandi causa sed studendi statim a nocte multa, hieme vero ab hora septima vel cum tardissime octava, saepe sexta. Erat sane somni paratissimi, non numquam etiam inter ipsa studia instantis et deserentis. Mais il avait un esprit vif, une application incroyable et une vigilance extrême. Aux Vulcanalia, il commençait à travailler de nuit, non pas par superstition, mais pour étudier dès la nuit avancée, et en hiver dès la septième heure, ou au plus tard la huitième, souvent même dès la sixième. Il avait assurément un sommeil très court, parfois même interrompu au milieu de l’étude, quand le sommeil survenait et repartait.
9 Ante lucem ibat ad Vespasianum imperatorem (nam ille quoque noctibus utebatur), inde ad delegatum sibi officium. Reversus domum quod reliquum temporis studiis reddebat. Avant le jour, il se rendait auprès de l’empereur Vespasien (car celui-ci aussi utilisait les nuits), puis à la tâche qui lui avait été confiée. De retour chez lui, il consacrait tout le temps qui restait à l’étude.
10 Post cibum saepe (quem interdiu levem et facilem veterum more sumebat) aestate si quid otii jacebat in sole, liber legebatur, adnotabat excerpebatque. Nihil enim legit quod non excerperet; dicere etiam solebat nullum esse librum tam malum ut non aliqua parte prodesset. Après le repas — qu’il prenait léger et facile, à la manière des anciens —, si, en été, il avait quelque loisir, il s’étendait au soleil, on lui lisait un livre, et il annotait et faisait des extraits. En effet, il ne lisait rien sans en extraire quelque chose ; il avait coutume de dire qu’aucun livre n’est si mauvais qu’il ne soit utile par quelque endroit.
11 Post solem plerumque frigida lavabatur, deinde gustabat dormiebatque minimum; mox quasi alio die studebat in cenae tempus. Super hanc liber legebatur adnotabatur, et quidem cursim. Après le soleil, il se baignait le plus souvent à l’eau froide ; puis il prenait une légère collation et dormait très peu ; ensuite, comme s’il s’agissait d’un autre jour, il se remettait au travail jusqu’à l’heure du dîner. Pendant celui-ci, on lisait encore un livre et il le faisait annoter, et cela rapidement.
12 Memini quendam ex amicis, cum lector quaedam perperam pronuntiasset, revocasse et repeti coegisse; huic avunculum meum dixisse: ‘Intellexeras nempe?’ Cum ille adnuisset, ‘Cur ergo revocabas? decem amplius versus hac tua interpellatione perdidimus.’ Je me rappelle qu’un de ses amis, alors que le lecteur avait mal prononcé certains mots, le fit revenir en arrière et répéter ; mon oncle lui dit : « Tu avais compris, n’est-ce pas ? » Comme il acquiesçait, il ajouta : « Pourquoi donc l’as-tu interrompu ? Nous avons perdu plus de dix vers à cause de ton intervention. »
13 Tanta erat parsimonia temporis. Surgebat aestate a cena luce, hieme intra primam noctis et tamquam aliqua lege cogente. Telle était sa parcimonie à l’égard du temps. En été, il se levait de table avant la tombée de la nuit ; en hiver, avant la première veille, comme si une loi l’y contraignait.
14 Haec inter medios labores urbisque fremitum. In secessu solum balinei tempus studiis eximebatur (cum dico balinei, de interioribus loquor; nam dum destringitur tergiturque, audiebat aliquid aut dictabat). Et tout cela au milieu des occupations de la ville et de son tumulte. À la campagne seulement, le temps du bain était soustrait à l’étude (et quand je dis « du bain », je parle de l’intérieur ; car pendant qu’on le raclait et frottait, il écoutait quelque chose ou dictait).
15 In itinere quasi solutus ceteris curis, huic uni vacabat: ad latus notarius cum libro et pugillaribus, cujus manus hieme manicis muniebantur, ut ne caeli quidem asperitas ullum studii tempus eriperet; qua ex causa Romae quoque sella vehebatur. En voyage, comme libéré des autres soucis, il se consacrait entièrement à une seule chose : l’étude. À ses côtés marchait un secrétaire avec un livre et des tablettes, dont les mains étaient protégées en hiver par des manches, afin que même la rigueur du temps ne lui dérobât aucun moment d’étude ; c’est pour cette raison aussi qu’à Rome il se faisait porter en chaise.
16 Repeto me correptum ab eo, cur ambularem: ‘poteras’ inquit ‘has horas non perdere’; nam perire omne tempus arbitrabatur, quod studiis non impenderetur. Je me rappelle qu’il me réprimanda un jour parce que je marchais : « Tu aurais pu, dit-il, ne pas perdre ces heures. » Car il considérait comme perdu tout le temps qui n’était pas consacré à l’étude.
17 Hac intentione tot ista volumina peregit electorumque commentarios centum sexaginta mihi reliquit, opisthographos quidem et minutissimis scriptos; qua ratione multiplicatur hic numerus. Referebat ipse potuisse se, cum procuraret in Hispania, vendere hos commentarios Larcio Licino quadringentis milibus nummum; et tunc aliquanto pauciores erant. Par une telle ardeur, il acheva tous ces volumes et me laissa cent soixante cahiers d’extraits, écrits sur les deux faces et en caractères extrêmement fins, ce qui augmente encore le nombre réel de pages. Il racontait lui-même qu’alors qu’il administrait l’Espagne, il aurait pu vendre ces cahiers à Larcius Licinus pour quatre cent mille sesterces, et à cette époque ils étaient encore un peu moins nombreux.
18 Nonne videtur tibi recordanti, quantum legerit quantum scripserit, nec in officiis ullis nec in amicitia principis fuisse; rursus cum audis quid studiis laboris impenderit, nec scripsisse satis nec legisse? Quid est enim quod non aut illae occupationes impedire aut haec instantia non possit efficere? Ne te semble-t-il pas, lorsque tu songes à tout ce qu’il a lu et écrit, qu’il n’a pas pu avoir de fonctions publiques ni d’amitié avec les princes ? Et, lorsque tu entends quel effort il consacrait à l’étude, qu’il n’a cependant ni assez écrit ni assez lu ? Qu’est-ce, en effet, qu’elles ne pourraient empêcher, ces occupations, ou que cette ardeur ne pourrait accomplir ?
19 Itaque soleo ridere cum me quidam studiosum vocant, qui si comparer illi sum desidiosissimus. Ego autem tantum, quem partim publica partim amicorum officia distringunt? quis ex istis, qui tota vita litteris assident, collatus illi non quasi somno et inertiae deditus erubescat? C’est pourquoi j’ai l’habitude de rire lorsque certains me qualifient d’homme studieux : si l’on me compare à lui, je suis le plus paresseux des hommes. Et moi qui suis tiraillé à la fois par les devoirs publics et par ceux envers mes amis, que puis-je dire ? Lequel de ceux qui passent toute leur vie assis sur les livres ne rougirait pas, mis en regard de lui, comme s’il s’était abandonné au sommeil et à l’inertie ?
20 Extendi epistulam cum hoc solum quod requirebas scribere destinassem, quos libros reliquisset; confido tamen haec quoque tibi non minus grata quam ipsos libros futura, quae te non tantum ad legendos eos verum etiam ad simile aliquid elaborandum possunt aemulationis stimulis excitare. Vale. J’ai prolongé cette lettre, alors que je n’avais eu d’abord l’intention que d’écrire ce que tu demandais, à savoir quels livres il avait laissés ; j’ai néanmoins confiance que ces détails te seront aussi agréables que les ouvrages eux-mêmes, et qu’ils pourront, en excitant ton émulation, t’inciter non seulement à les lire, mais aussi à travailler à quelque chose de semblable. Porte-toi bien.

Si vous relevez une erreur dans le texte latin ou dans la traduction, n’hésitez pas à nous en faire part.

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