Les Romains à table, tiraillés entre morale et plaisir

Du pain quotidien partagé à la hâte aux banquets où s’exhibent richesse et relations, la table romaine oscille sans cesse entre retenue morale et plaisir assumé. Manger à Rome ne relève jamais du simple besoin: chaque repas engage des codes, des hiérarchies et des valeurs, révélant une société où l’art de vivre se pense autant qu’il se savoure.

Scène de banquet. Les convives se lèvent des lits de repas. Des esclaves les assistent pour remettre leurs chaussures (à gauche), offrent une dernière coupe d’adieu (au centre) ou soutiennent ceux que l’abondance du repas a éprouvés (à droite).
Après le banquet, les convives se lèvent des lits de repas. Des esclaves les assistent pour remettre leurs chaussures (à gauche), offrent une dernière coupe d’adieu (au centre) ou soutiennent ceux que l’abondance du repas a éprouvés (à droite). Peinture murale pompéienne provenant de la Casa del Triclinio (Regio V, 2, 4), Pompéi. Iᵉʳ siècle de n. ère. Naples, Museo Archeologico Nazionale, inv. 120029 (Photo Wikimedia).

Les repas quotidiens

Le ientaculum, pris le matin, et le prandium, repas léger de la mi-journée, répondent à des besoins individuels et s’inscrivent dans le temps du negotium (travail), celui des activités professionnelles, civiques ou militaires. La cena, en revanche, constitue le repas principal lorsqu’elle a lieu: servie le soir, elle relève du temps de l’otium (loisir) et prend volontiers une dimension collective et sociale.

Ce modèle n’est cependant pas celui de tous les Romains. Les soldats en service, les travailleurs soumis à des contraintes horaires, ainsi qu’une large part des populations modestes ne pouvaient guère participer à une cena développée; pour eux, le prandium pouvait constituer le seul véritable repas de la journée. Enfin, dans certaines situations normatives, notamment le deuil, les sources indiquent que l’on se limitait à un unique repas diurne.

Le ientaculum est un repas matinal très succinct, pris au lever. Il se compose le plus souvent de pain, parfois frotté d’ail, accompagné de fromage et d’eau. Selon le statut social, il pouvait être enrichi : dans les milieux aisés, on y trouvait aussi des œufs, du miel, du lait et des fruits. Le pain pouvait également être consommé avec des olives, de l’huile d’olive ou, plus occasionnellement, avec du vin coupé d’eau.

Dans les milieux les plus aisés, il était devenu habituel de concentrer les obligations professionnelles, politiques et sociales dans la matinée.

Le prandium est un repas de la mi-journée, sobre et rapidement pris, souvent sans véritable mise en scène, parfois même debout. Frugal par nature, il se composait de fromage, de fruits, de quelques légumes, d’une bouillie ou de pain trempé dans du vin, l’eau ou le vin allongé servant de boisson. Il n’excluait pas, à l’occasion, des plats chauds, fréquemment constitués des restes de la veille.

La cena et le convivium

Après le prandium, les élites consacraient le reste de la journée aux dernières affaires courantes, puis se rendaient aux bains, étape préparatoire essentielle du repas du soir. Aux alentours de la huitième ou de la neuvième heure (en fonction de la durée variable du jour

selon la saison), la cena commençait et pouvait se prolonger jusqu’à la nuit tombée, voire bien au-delà lorsque le repas prenait la forme d’un véritable banquet.

L’invitation à partager un repas constitue un élément essentiel des règles sociales romaines. Ne pas convier une relation pouvait être perçu comme un manque d’égards, de même que négliger de rendre une invitation reçue. L’invitation n’était pas nécessairement formalisée par écrit: elle pouvait être verbale et se faire de manière informelle, notamment à l’occasion d’une rencontre aux thermes.

La fréquentation des thermes, qui marque souvent la première étape de l’otium quotidien, répond à plusieurs fonctions complémentaires. Elle satisfait d’abord un impératif hygiénique, la propreté étant un signe de civilisation. Elle répond ensuite à une logique médicale: le bain est censé favoriser l’évacuation des humeurs et préparer le corps à la prise des aliments. Enfin, le passage aux thermes revêt une dimension sociale majeure: c’est un lieu où l’on se montre, où l’on entretient ses relations et où l’on affirme son rang au sein de la société.

Cette tablette en bois, rédigée à l’encre, conserve une lettre adressée par Claudia Severa à Sulpicia Lepidina, épouse du préfet Flavius Cerialis. Elle l’invite à venir célébrer son anniversaire au fort de Vindolanda. Le texte est écrit en deux mains : celle d’un scribe pour l’essentiel de la lettre, et celle de Claudia Severa elle-même pour la formule finale. Il s’agit de l’un des plus anciens témoignages connus d’une écriture latine féminine,
Cette tablette en bois, écrite à l’encre, transmet une lettre de Claudia Severa à Sulpicia Lepidina, épouse du préfet Flavius Cerialis, l’invitant à célébrer son anniversaire à Vindolanda. Rédigé en deux mains -celle d’un scribe et celle de Severa pour la formule finale- le texte constitue l’un des plus anciens témoignages connus d’une écriture latine féminine. Vindolanda (Northumberland, Angleterre), 97–103 de n. ère – British Museum, Londres, inv. 1986,1001.64 (Photo Wikimedia).

Les invitations à dîner pouvaient également prendre une forme écrite. Les fouilles archéologiques ont ainsi mis au jour, à Vindolanda (Bretagne romaine), une tablette de bois contenant une invitation adressée par Claudia Severa, épouse d’un officier, à son amie Sulpicia Lepidina, l’invitant à célébrer son anniversaire en compagnie de son mari[1]. Ce document exceptionnel atteste l’existence d’une sociabilité écrite, y compris dans un contexte militaire provincial.

Les sources littéraires confirment l’importance accordée à ces usages. Pline le Jeune rapporte, dans l’une de ses lettres[2], qu’accepter une invitation puis ne pas s’y rendre est ressenti comme un véritable affront, signe d’un manquement grave aux règles de la civilité. Si la figure du convive intéressé, le parasitus, toujours prompt à profiter des repas d’autrui, est bien connue des Romains et souvent raillée par les satiristes, il semble en revanche socialement admissible, dans certains contextes, qu’un invité se présente accompagné, pourvu que les hiérarchies et les usages soient respectés.

Le repas se prend généralement dans une pièce spécialement aménagée, le triclinium, qui tire son nom des trois lits de banquet (lecti) disposés en U autour de la table. Les convives s’y allongent pour manger, chacun des lits pouvant accueillir plusieurs personnes, tandis que le quatrième côté reste libre afin de permettre le service.

Lorsque le nombre d’invités dépasse la capacité d’un triclinium, on peut installer plusieurs ensembles de lits, soit dans une même pièce suffisamment vaste, soit dans plusieurs salles distinctes. Certaines demeures sont ainsi conçues pour recevoir plusieurs triclinia. Les sources littéraires attestent également cette pratique: Cicéron rapporte que, lorsqu’il reçoit César accompagné de sa suite, les convives sont répartis dans trois pièces, l’une réservée à César et à ses proches, les autres accueillant le reste de l’entourage, notamment les affranchis[3].

Les données archéologiques montrent également l’existence de salles à manger aménagées à l’extérieur de la maison, notamment dans les jardins ou les péristyles. Pline le Jeune décrit ainsi une salle à manger d’été (triclinium aestivum), conçue pour profiter de la fraîcheur, de la lumière et du paysage, illustrant l’adaptation de l’espace du repas aux saisons et au cadre naturel.[4]

À partir de l’époque impériale avancée, on observe parallèlement une évolution du mobilier et de la disposition des convives : la banquette semi-circulaire, le stibadium, tend progressivement à se substituer au triclinium classique à trois lits. Cette nouvelle configuration, plus englobante et mieux adaptée aux grands banquets, se diffuse largement à partir du 2ᵉ-3ᵉ siècle de notre ère, sans toutefois faire disparaître immédiatement les formes plus anciennes.

Le convive ne s’allonge pas pour manger vêtu de ses habits ordinaires. À son arrivée, il quitte sa toge et, s’il ne l’a pas apporté lui-même, reçoit une tenue plus légère et confortable, la synthesis, spécialement destinée au repas. Il se déchausse également, et ses pieds sont lavés, selon un usage attesté tant par les sources littéraires que par l’iconographie.

Il est en outre d’usage que l’invité apporte une serviette (mappa), qu’il étend sur les coussins afin d’éviter de les tacher. Cette serviette peut aussi servir, si l’hôte l’y autorise, à emporter des restes du repas à l’issue des agapes, pratique socialement admise. Les auteurs satiriques se plaisent toutefois à railler ceux qui abusent de cette tolérance: Martial se moque ainsi du glouton Santra, qui remplit sa mappa et va jusqu’à revendre son butin.[5]

Il est socialement délicat pour l’hôte de renvoyer celui qui se présente sans avoir été invité, tant les règles de la civilité imposent une certaine tolérance. Les auteurs satiriques se plaisent toutefois à railler ceux qui abusent de cet usage: ces convives indésirables, appelés umbrae («ombres»), profitent des repas auxquels ils ne sont pas conviés.

Salle à manger estivale d’une domus pompéienne, équipée de trois lits de banquet en maçonnerie disposés en U autour d’une table centrale, permettant aux convives de s’allonger pour le repas.
Salle à manger estivale d’une domus pompéienne, équipée de trois lits de banquet en maçonnerie disposés en U autour d’une table centrale, permettant aux convives de s’allonger pour le repas. Casa del Moralista, Pompéi (Regio III, 4, 2–3), 1er siècle de n. ère (Photo wikimedia).

Le déroulement du repas

L’expression latine ab ovo usque ad mala («de l’œuf aux pommes») désigne un dîner complet, du début à la fin. Un repas à plusieurs services s’ouvrait par la gustatio, composée de mets légers –œufs, légumes ou salades– auxquels pouvaient s’ajouter des ingrédients réputés faciliter la digestion.

La cena proprement dite constituait le cœur du repas et faisait une large place aux plats de viande ou de poisson, dans une continuité symbolique avec les banquets communautaires issus des sacrifices. Le dîner s’achevait par les secundae mensae, composées de fruits, de noix ou de douceurs relevant davantage du plaisir que de la nécessité.

La littérature romaine s’attarde principalement sur les pratiques alimentaires des classes supérieures. La description la plus célèbre d’un repas romain demeure sans doute le dîner de Trimalcion dans le Satyricon de Pétrone[6], une extravagance volontairement caricaturale, qui ne saurait être tenue pour représentative, même des élites les plus fortunées.

Martial offre en revanche l’image d’un dîner plus crédible. Il décrit un repas débutant par une gustatio composée de mets simples mais variés –feuilles de mauve, laitue, poireaux hachés, menthe, roquette, maquereau à la rue, œufs tranchés et mamelle de truie marinée. Le plat principal associe des morceaux de chevreau, des haricots, des légumes verts, du poulet et du jambon froid, avant de s’achever par des fruits frais et du vin de qualité.[7]

Les manières de table et la place des femmes

On mange le plus souvent avec les doigts, de la main droite, en limitant le contact aux premières phalanges. Des esclaves assistent les convives afin d’assurer leur confort et leur proposent régulièrement de quoi se laver les mains. Il convient de rappeler que les aliments sont généralement prédécoupés en cuisine, même s’ils peuvent être apportés entiers devant les dîneurs pour des raisons de présentation.

Le convive peut également utiliser de petites assiettes, tenues de la main gauche, ainsi que des cuillères (ligulae ou trullae). L’usage d’ustensiles à dents, assimilables à des fourchettes, est attesté de manière ponctuelle, selon la nature et la consistance des mets, sans constituer une norme générale.

Détail d'une mosaïque présentant un sol non nettoyé dans une maison d'Aquileia
Détail d’une mosaïque présentant un sol non nettoyé dans une maison d’Aquileia. 1er s. de n. ère. Museo Archeologico Nazionale di Aquileia.

Les restes et déchets alimentaires sont souvent jetés à terre pendant le repas. Ils ne doivent pas être ramassés immédiatement: selon une croyance attestée, ils relèvent alors du monde des morts, les âmes des défunts étant censées circuler dans la maison; y toucher pendant la cena serait sacrilège. Le sol n’est nettoyé qu’une fois le repas achevé.

Cette coutume trouve un écho dans l’art décoratif: certaines mosaïques représentent volontairement un sol jonché de reliefs alimentaires (asarotos oikos), image figée d’un banquet achevé, qui permet d’évoquer symboliquement l’usage sans en conserver les désagréments matériels.

Contrairement aux usages grecs classiques, les femmes ont leur place dans le banquet romain. À la fin de la République, et sans doute plus tôt dans certains milieux, elles dînent avec les hommes, s’allongent sur les lits de banquet et consomment du vin, même si cette pratique reste critiquée et socialement encadrée. À certaines occasions, les enfants peuvent également être présents, afin de s’initier aux codes de la sociabilité et du comportement en société.

Dans les périodes les plus anciennes, les femmes semblent toutefois souvent n’être admises qu’assises sur des tabourets, à proximité des triclinia –à l’instar des enfants ou des esclaves. Les témoignages indiquent qu’à l’époque impériale, en revanche, elles participent pleinement au banquet et prennent place parmi les convives. Cette évolution est confirmée par les sources archéologiques et épigraphiques: dans la «maison du Moraliste» à Pompéi, une inscription exhorte explicitement les convives masculins à la retenue dans leurs propos et leur comportement à l’égard des femmes présentes[8], signe d’une mixité désormais reconnue et normée.

Les repas à plusieurs services sont assurés par les esclaves de la maison. Leur rôle apparaît de manière particulièrement visible dans l’art de l’Antiquité tardive, où ils sont fréquemment représentés comme des figures de l’hospitalité domestique et des marqueurs du luxe aristocratique.

On notera également la différence avec le banquet grec, où les temps du repas (deipnon) et ceux de la boisson (symposion) sont nettement distincts. À Rome, le vin est consommé tout au long du repas, même si la commissatio marque un moment où la boisson prend une place prépondérante.

La différence est aussi d’ordre institutionnel: le banquet grec est un acte civique et public, réservé aux citoyens, tandis que le banquet romain demeure un acte privé, le convivium, inscrit dans la sphère domestique et familiale.

La caupona la plus célèbre d’Ostie fut installé au 3ᵉ siècle dans la rue de Diane, au cœur de la ville, à proximité du forum, au rez-de-chaussée d’une insula.
La caupona la plus célèbre d’Ostie fut installé au 3ᵉ siècle dans la rue de Diane, au cœur de la ville, à proximité du forum, au rez-de-chaussée d’une insula.

L’alimentation des plus pauvres et la restauration commerciale

La majorité des habitants de Rome vivait dans des immeubles collectifs (insulae) généralement dépourvus de véritables cuisines. Quelques installations de cuisson partagées pouvaient exister dans les espaces communs du rez-de-chaussée, mais la plupart des logements se contentaient d’un brasero alimenté au charbon de bois pour une cuisine sommaire. La ventilation souvent insuffisante et les risques élevés d’incendie contribuent à expliquer le rôle essentiel de la restauration hors du domicile dans l’alimentation quotidienne des populations modestes.

Les fouilles de Pompéi ont mis au jour 158 établissements de restauration, dont environ 55% sont situés à proximité des carrefours, révélant une implantation stratégique dans l’espace urbain. Ces boutiques, auberges et tavernes (tabernae, cauponae, popinae) proposaient des aliments préparés ou prêts à consommer.

Reconnaissables à leur comptoir maçonné percé de cavités destinées à recevoir des amphores ou des jarres (dolia), certains établissements disposaient d’un dispositif de chauffe permettant de maintenir les plats au chaud, tandis que d’autres se limitaient à la conservation et à la distribution d’aliments. Les moulins et les fours commerciaux, le plus souvent réunis au sein de complexes de boulangeries, complétaient cette infrastructure essentielle à l’approvisionnement alimentaire urbain.

Le statut social de ces lieux était profondément ambigu. Majoritairement fréquentés par les classes populaires et associés, dans le discours moral, à une clientèle méprisée (esclaves, matelots, souteneurs) ainsi qu’à l’ivrognerie et à la prostitution, ils n’en attiraient pas moins des membres de l’élite.

Dans son portrait au vitriol de Vitellius, Suétone rapporte ainsi que le futur empereur, en route vers son commandement en Germanie, s’arrêtait volontiers dans les auberges, «riant avec les muletiers et les voyageurs». Devenu empereur, il continuait à fréquenter «les popinae le long des routes», où il se livrait à une gloutonnerie notoire, dévorant «des mets fumants, même ceux de la veille et à moitié mangés».[9]

Ce qui choquait véritablement la morale aristocratique n’était pas tant la fréquentation de ces lieux que le mélange social sans respect des hiérarchies. Paradoxalement, la qualité culinaire de certains établissements était telle que popina finit par désigner métaphoriquement le raffinement alimentaire lui-même. Pour dénoncer la créativité culinaire d’Apicius, le philosophe Sénèque l’accuse d’avoir «professé la science de la popina».[10]

Diète romaine
Diète romaine (image générée par IA):

La question sanitaire et la médecine

Les études modernes dressent un bilan globalement satisfaisant quant à la quantité de nourriture disponible à Rome. La ration calorique est globalement satisfaisante. Il a pu y avoir disettes mais pas famines. Le système de l’annone, fondé sur l’approvisionnement public en céréales, joue à cet égard un rôle essentiel en limitant les risques de pénurie.

Les historiens soulignent toutefois les déséquilibres nutritionnels de cette alimentation, tels qu’ils apparaissent à travers les textes antiques et les données archéologiques. Des carences, notamment en vitamines A et D, sont fréquemment évoquées. L’étude des squelettes mis au jour à Herculanum révèle par ailleurs des signes d’anémie, indiquant des formes de malnutrition ou de sous-alimentation. Si les plus modestes consomment en grande partie les mêmes aliments de base que les plus riches, ils y ont accès en quantités moindres et sous des formes moins variées et moins qualitatives.

La médecine antique s’organise autour de trois grands domaines: la chirurgie, la pharmacopée et la diététique, cette dernière étant considérée comme la plus noble et la plus fondamentale des méthodes de soin. Galien résume cette primauté en affirmant que la nourriture constitue le premier des remèdes[11], principe central de la médecine hippocratique qu’il reprend et systématise.

La bonne santé repose sur l’équilibre des quatre humeurs (le sang, la bile jaune, la bile noire et le phlegme) qui gouvernent l’organisme. Le médecin peut donc prescrire une alimentation adaptée afin de rétablir l’équilibre humoral altéré par la maladie. Selon l’âge, le sexe, la constitution du patient ou encore la saison, certains aliments sont recommandés plutôt que d’autres.

Celse, par exemple,  conseille, en hiver, de privilégier le pain et les viandes bouillies, aliments jugés plus réchauffants et plus faciles à digérer, tandis qu’en été il recommande davantage les légumes et les viandes rôties, considérés comme plus adaptés à la chaleur[12]. La digestion des aliments dans le corps est alors pensée comme un processus analogue à la cuisson des aliments en cuisine.

Valeurs culturelles et symbolique alimentaire

Le Romain se situe entre deux pôles normatifs: pour lui-même, il se doit de se conformer à un idéal, largement mythifié, de frugalité et de maîtrise de soi; à l’égard d’autrui, en revanche, il lui appartient d’afficher la générosité et la somptuosité attendues de l’amphitryon. Cette tension entre sobriété personnelle et ostentation sociale traverse l’ensemble des discours moraux romains, de Caton l’Ancien à Sénèque, et structure durablement les pratiques du banquet.

Dès l’époque impériale, certains courants philosophiques –en particulier stoïciens et cyniques– dénoncent les excès de la table et valorisent une alimentation simple, conforme à la nature (secundum naturam). Sénèque fait ainsi de la frugalité alimentaire un exercice moral, destiné à éprouver la liberté intérieure de l’individu:

«Ce dont nous avons besoin est soit gratuit, soit peu coûteux: la nature réclame du pain et de l’eau. Nul n’est pauvre pour cela.» [13]

Cette critique morale est reprise et amplifiée par les auteurs chrétiens. Pour eux, la gourmandise (gula) devient un vice majeur, susceptible de détourner l’homme de Dieu. Le jeûne et la modération alimentaire sont progressivement élevés au rang de pratiques spirituelles : Tertullien en fait une discipline religieuse à part entière, Jérôme associe la frugalité alimentaire à l’ascèse et à la chasteté, tandis qu’Augustin intègre le jeûne à une réflexion morale plus large sur la maîtrise des désirs.[14]

Parallèlement, les transformations économiques et sociales de l’Antiquité tardive modifient en profondeur les pratiques alimentaires. Le recul de la vie urbaine en Occident, la fragilisation des réseaux commerciaux et le repli des élites sur leurs domaines ruraux favorisent une alimentation plus simple, fondée sur l’autosuffisance locale. Dans ce contexte, le mode de vie urbain en vient à être associé à la décadence, tandis que la chasse et l’élevage pastoral incarnent, dans les discours moraux comme chrétiens, un idéal renouvelé de simplicité vertueuse.

Bibliographie sommaire

  • André, Jacques. L’alimentation et la cuisine à Rome. Paris: Les Belles Lettres, coll. «Études anciennes», 1961 (rééd. ultérieures).
  • Badel, Christophe. «La nourriture romaine au quotidien». In Histoire de l’alimentation. De la Préhistoire à nos jours, sous la dir. de Florent Quellier, p. 265–285. Paris : Belin, 2012.
  • Tilloi-D’Ambrosi, Dimitri. L’Empire romain par le menu. Paris : Arkhê, 2017.

[1] Tab.Vindol. 291. Birthday Invitation of Sulpicia Lepidina

[2] Pline le Jeune, Lettres I, 15: Heus tu! Promittis ad cenam, nec venis? «Quoi donc ! Tu promets de venir dîner et tu ne viens pas?».

[3] Cicéron, Ad Atticum XIII, 52: praeterea tribus tricliniis accepti sunt περὶ αὐτὸν valde copiose. libertis minus lautis servisque nihil defuit. «En outre, on les reçut très largement dans trois triclinia autour de lui [César]. Quant aux affranchis, le service fut moins somptueux, mais les esclaves ne manquèrent de rien.»

[4] Pline le Jeune, Lettres 2.17.

[5] Martial, Épigrammes VII, 20: Sed mappa cum iam mille rumpitur furtis, rosos tepenti spondylos sinu condit et deuorato capite turturem truncum (….) Haec per ducentas cum domum tulit scalas seque obserata clusit anxius cella gulosus ille, postero die vendit. «Mais lorsque sa serviette, déjà, menace de se rompre sous mille rapines,

il dissimule dans son giron des spondyles rosés encore tièdes et, après avoir dévoré la tête, le corps d’une tourterelle. (…) Après avoir porté tout cela chez lui par deux cents marches, puis s’être enfermé, anxieux, dans sa cave bien verrouillée, ce glouton revend le lendemain.»

[6] Pétrone, Satyricon 26–78

[7] Martial, Épigrammes V, 78

[8] Pompéi, Regio III, Insula 4, n° 2–3 (Casa del Moralista / Domus M. Epidius Hymenaeus). Inscription peinte dans le triclinium : CIL IV, 7698 = CLE 2054.

[9] Suétone, Vie de Vitellius, VII: per stabula ac deversoria mulionibus ac viatoribus praeter modum comis, ut mane singulos iamne iantassent sciscitaretur seque fecisse ructu quoque ostenderet, «dans les écuries et les auberges, excessivement aimable avec les muletiers et les voyageurs, au point de demander à chacun le matin s’il avait déjeuné et de montrer par un rot qu’il l’avait fait lui-même»; XIII: circaque viarum popinas fumantia obsonia, vel pridiana atque semesa, « et dans les popinae le long des routes, les mets fumants, même ceux de la veille et à moitié mangés».

[10] Sénèque, Consolatio ad Helviam, X, 8: …qui in ea urbe, ex qua aliquando philosophi velut corruptores iuventutis abire iussi sunt, scientiam popinae professus disciplina sua saeculum infecit, «…qui, dans cette ville d’où les philosophes avaient autrefois reçu l’ordre de partir comme corrupteurs de la jeunesse, professa la science de la popina et infecta son siècle de sa doctrine».

[11] Galien, De alimentorum facultatibus, I; De sanitate tuenda, I.

[12] Celse, De medicina I, 3.

[13] Sénèque, Lettres à Lucilius, 25, 4: Aut gratuitum est quo egemus, aut vile: panem et aquam natura desiderat. Nemo ad haec pauper est.

[14] Tertullien, De ieiunio adversus psychicos / Jérôme, Epistulae 22 (Ad Eustochium) et 52 (Ad Nepotianum) / Augustin, Confessiones X, 31–32.

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