Jeu du Passage
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Histoire

Le senet (de l’ancien égyptien znt, signifiant «passer»; copte ⲥⲓⲛⲉ /sinə/, «passer, après-midi») est l’un des plus anciens jeux de société connus, avec une histoire documentée de plus de 5000 ans. Des plateaux apparentés ont été découverts dans des sépultures prédynastiques et de la 1e dynastie (3500-3100 avant notre ère) à Abydos et Saqqarah. La première représentation certaine date d’environ 2620 avant notre ère, dans le mastaba de Hesy-Rê, haut fonctionnaire de la 3e dynastie sous le roi Djéser.
Évolution du jeu séculaire au rituel mystique
Ancien et Moyen Empire (vers 2686-1650 avant notre ère). Durant l’Ancien Empire, le senet est exclusivement un divertissement. Les représentations tombales, comme celle de Pepi-ankh à Meir (vers 2300 avant notre ère), montrent des joueurs s’affrontant avec des commentaires stratégiques révélant un jeu de position où les experts pouvaient faire passer leurs sept pions devant ceux de l’adversaire. Le mouvement s’effectue en boustrophédon (direction inversée à chaque rangée), caractéristique unique du senet. Les cinq dernières cases portent des inscriptions séculaires: «bon», «mauvais», et la séquence 3-2-1, qui détermine les mouvements de sortie et ne changera jamais en 3000 ans.
Nouvel Empire: la transformation religieuse (18e dynastie, 1570-1293 avant notre ère). Cette période marque une révolution complète. Le jeu passe de sept à cinq pions par joueur et s’intègre dans des boîtes en bois avec tiroir, souvent fabriquées spécifiquement pour les tombes avec la formule d’offrande funéraire inscrite. Plus fondamentalement, sous Hatchepsout (vers 1498 avant notre ère), la séquence 3-2-1 devient trois oiseaux, deux hommes, un homme, tandis que le «mauvais» se transforme en piège aquatique. Sous Séthi 1er (1291-1279 avant notre ère), les «hommes» deviennent des «dieux».
Les représentations tombales évoluent radicalement: le senet disparaît des scènes quotidiennes pour apparaître dans un contexte religieux, souvent lié au Livre des Morts. Les joueurs ne s’affrontent plus entre eux mais contre un adversaire invisible – leur propre âme.
La cartographie de l’au-delà
À la fin de la 18e dynastie (1293 avant notre ère), le plateau devient une véritable simulation du voyage nocturne avec le dieu Rê à travers les 12 régions de l’au-delà (correspondant aux 12 heures de la nuit). Chaque case correspond à des divinités et événements spécifiques: la case 1 «Maison de Thot» annonce l’arrivée du défunt au tribunal divin; la case 12 représente la constellation d’Orion/Osiris; la case 15 «Maison de la Vie qui se Répète» (grenouille, symbole de résurrection) offre un tour supplémentaire; la case 27 «Eaux du Chaos» constitue le piège ultime où les pions sont définitivement perdus, comme les âmes pécheresses noyées dans les eaux primordiales.
La case finale (30) de Rê-Horakhty représente le dieu solaire sous sa forme de soleil levant à l’aube. Y faire passer tous ses pions signifie réaliser l’union mystique avec le dieu solaire de son vivant, garantissant la survie aux épreuves de l’au-delà avant même de mourir. Cette découverte révèle que les Égyptiens croyaient pouvoir influencer activement le jugement de leur âme – une croyance révélée par les recherches de Peter Piccione.
Basse Époque (20e dynastie, vers 1185-1075 avant notre ère). L’évolution religieuse atteint son apogée avec des plateaux entièrement décorés de motifs religieux, accompagnés de textes rituels où le joueur narre à la première personne le voyage de ses pions à travers l’au-delà. Paradoxalement, des formes séculaires persistent simultanément, témoignant de la coexistence remarquable de deux traditions: le jeu récréatif et sa version mystique.
Expansion et déclin
Le senet s’étend au-delà de l’Égypte, notamment à Chypre vers la fin du troisième millénaire, témoignant de l’influence culturelle égyptienne. Malgré 3000 ans d’évolution, le jeu conserve une remarquable stabilité structurelle.
Le déclin s’amorce durant la période romaine, bien que des graffitis à Dendérah suggèrent une persistance résiduelle. Le jeu survit aussi dans la littérature tardive: dans le récit Setné Khamwas et Si-Osiré (époque romaine), le défunt Naneferkaptah défie Setné à un jeu de plateau pour un livre mystérieux. Bien que le senet ne soit pas nommé, les enjeux mystiques, le contexte funéraire et les implications religieuses du défi évoquent clairement ce jeu, témoignant de sa persistance dans l’imaginaire égyptien.
Les règles exactes ne nous sont pas parvenues, mais plusieurs reconstitutions ont été proposées depuis les travaux pionniers de Gustave Jéquier dans les années 1930.
Règles de jeu
Matériel et mise en place
- Un plateau de jeu dont la surface est divisée en 30 cases et disposées en trois rangées parallèles de 10 cases. Les 15e, 26e, 27e, 28e, 29e et 30e cases sont ornées d’un dessin et ont des significations particulières.
- 2 séries de couleurs ou de formes différentes de 7 pions, soit 7 pions identiques par personne (Au Nouvel Empire, il semble que le jeu se joue de préférence avec 5 pions par personne).
- 4 bâtonnets comportant une face décorée (ou peinte d’une certaine couleur) et une face «neutre» (couleur naturelle ou peinte d’une autre couleur).
Les pions sont disposés sur les 14 premières cases du jeu de façon alternée: les pions d’une couleur sur les cases impaires, les pions de l’autre couleur sur les cases paires.
La case marquée du signe de vie ankh (15e case) est la case départ.
But du jeu
Faire parcourir à tous ses pions un itinéraire donné, puis les sortir du jeu, tout en essayant de ralentir la progression des pions adverses. La première personne à avoir sorti tous ses pions du jeu remporte la partie.
Déplacement des pions
Les pions progressent sur le jeu en suivant un parcours en forme de Ƨ (de droite à gauche sur la première ligne, puis de gauche à droite sur la deuxième et enfin de nouveau de droite à gauche sur la dernière).
Le déplacement des pions se fait toujours en avant et selon les indications données par le lancement simultané, en l’air, des quatre bâtonnets dont on examine la combinaison une fois retombés. Les faces tournées vers le haut sont prises en compte comme suit:
- Une surface décorée: 1 point et rejouer
- Deux surfaces décorées: 2 points et passer la main
- Trois surfaces décorées: 3 points et passer la main
- Quatre surfaces décorées: 4 points et rejouer
- Quatre surfaces «neutres»: 5 points et rejouer
Le nombre de points obtenu peut être joué avec n’importe quel pion de sa couleur, mais ne peut pas être réparti entre plusieurs pions.
Il est permis de sauter au-dessus de pions (propres ou adverses), sauf lorsque trois pions adverses occupent des cases contiguës (voir plus bas). Les cases occupées comptent aussi dans le nombre de points d’avancement.
Deux pions, même s’ils sont de même couleur, ne peuvent jamais occuper la même case.
Faire reculer l’adversaire
Un pion ne peut jamais être retiré du jeu. Il n’y a donc pas de prise de pions adverses, mais on peut faire reculer son adversaire: lorsqu’un pion tombe sur une case occupée par un pion adverse, ce dernier doit reculer jusqu’à la case d’où vient l’attaquant (les pions échangent donc leurs positions).
Deux pions de même couleur dans deux cases contiguës forment un petit bloc: ils sont imprenables. La joueuse ou le joueur adverse ne peut donc les faire reculer et prendre une de ces deux places. Elle ou il doit alors déplacer un autre de ses pions ou, si c’est impossible, rester sur place et passer son tour.
Trois pions de même couleur qui se suivent forment un grand bloc; non seulement, ils se protègent mutuellement, mais en plus, ils ne peuvent être franchis par un pion adverse. Ils forment donc un mur pour l’adversaire (sans pour autant empêcher les pions de leur propre camp d’avancer).
Cette situation de blocage est une des bases tactiques du jeu, obligeant le joueur à reculer un de ses pions s’il ne peut en avancer aucun autre (ce jeu d’échanges de positions et de blocage peut déjà s’effectuer derrière la case départ, avant même que les pions ne soient engagés sur le parcours).
Déroulement du jeu

Les protagonistes lancent alternativement les bâtonnets. La personne qui obtient un lancer de «1» commence. Elle déplace le pion positionné sur la 14e case vers la case départ ankh et prend donc de ce fait les pions de la couleur de ce pion.
L’arrêt sur la case départ ankh est obligatoire. Chaque pion doit donc, par un ou plusieurs lancers des bâtonnets, tomber sur la case départ avant de pouvoir entamer le parcours. Cette case est protégée, le pion ne peut donc en être délogé par l’adversaire. En restant sur cette case, un pion peut donc bloquer l’entrée en jeu des autres pions.
Ensuite, le lancer des bâtonnets indique le nombre de points d’avancement que la joueuse ou le joueur peut attribuer à l’un de ses pions au choix.
Tant qu’une personne obtient un «1», un «4» ou un «5», elle peut rejouer, mais dès qu’elle obtient un «2» ou un «3»; elle joue et passe la main à son adversaire.
Les protagonistes avancent leurs pions à tour de rôle, selon le nombre de points obtenus, en essayant de dépasser ceux de l’adversaire tout en cherchant à le bloquer ou à le faire reculer.
Si une joueuse ou un joueur ne peut exécuter le nombre de points obtenus par le lancer des bâtonnets, elle ou il doit le faire en arrière. Chaque coup qui ne permet pas d’avancer doit être utilisé à reculer d’autant de cases, pour autant qu’il tombe ainsi sur une case qu’il n’occupe pas déjà.
Si, de cette façon, on tombe sur un pion adverse, on doit le déplacer (et donc l’avancer) jusqu’à la case d’où il venait.
Si, malgré cela, aucun mouvement n’est possible, la personne passe son tour.
Cases spéciales en fin du parcours
Case «Maison du Bonheur» (26e), marquée nefer («bon»), est une case «chance» où le pion est imprenable. Un lancer de «5» permet au pion de sortir immédiatement du jeu. Lors d’un lancer de «1», le joueur a le droit de relancer les bâtonnets (pour ne pas tomber sur la case «Maison de l’Eau»).
Case «Maison de l’Eau» (27e), marquée du signe mu («eau»), est un piège: tout pion tombant dans cette case sera renvoyé à la case départ ankh: la «Maison de la Renaissance» ou, si celle-ci est occupée, à la première case vide avant la case «départ». Le joueur peut aussi choisir de demeurer dans cette case jusqu’à ce qu’un lancer de «4» lui permette de sortir du jeu. Cependant, il lui est alors interdit de déplacer un autre de ses pions sur le plateau.
Case «Maison des Trois Vérités» (28e), comporte symboliquement le chiffre 3: seul un lancer de «3» permet de sortir le pion du jeu.
Case «Maison de Re-Atoum» (29e), comporte symboliquement le chiffre 2: seul un lancer de «2» permet de sortir le pion du jeu.
Case «Maison d’Horus» (30e) : seul un lancer de «1» permet de sortir le pion du jeu.
De plus, les cases «Bonheur», «Trois Vérités» et «Re-Atoum» protègent les pions qu’elles abritent; ils ne peuvent être attaqués, même s’ils sont isolés, et peuvent y rester sans limite de temps.
En savoir plus
- C. Breyer, Jeux et jouets à travers les âges. Histoire et règles de jeux égyptiens, antiques et médiévaux, Bruxelles, éditions Safran, 2010.
- P. Piccione, In Search of the Meaning of Senet, 1980
- Article concernant le senet sur Jocari, site francophone de référence. On y trouve notamment un recensement des sources archéologiques.
- Article Senet, sur Wikipedia.
- Expérience pédagogique utilisant le senet pour enseigner les probabilités, décrite dans un article de l’Institut de recherche sur l’enseignement des mathématiques (IREM) de Lille: Le senet, de l’Egypte ancienne à nos cours de mathématiques, François Martini, Lisa Rougetet, janvier 2019.