
Il arrive parfois qu’un livre ancien soit moins une œuvre qu’une aventure : une longue traversée de la culture, du geste professionnel, des cuisines et des scriptoria. Le De re coquinaria, transmis sous le nom d’Apicius, appartient à cette catégorie de textes qui ne se laissent saisir qu’en mouvement. Derrière l’ombre prestigieuse de Marcus Gavius Apicius, gourmet célèbre du Ier siècle, se trouve un recueil dont la matière a été remaniée, augmentée, amputée, traduite, réorganisée pendant plusieurs siècles.
Depuis un siècle, les chercheurs tentent d’ordonner cet ensemble. Jacques André, philologue et linguiste spécialiste du latin technique, éditeur du texte pour les Belles Lettres (1965), voyait dans le texte l’empreinte d’un travail de compilation tardif, accompli vers la fin du 4ᵉ siècle par un érudit familier de la diététique. D’autres, comme Christopher Grocock, latiniste formé à la critique textuelle, et de Sally Grainger, historienne de l’alimentation et cuisinière professionnelle: dans leur édition critique (2006), invitent à se méfier d’une trop belle cohérence. A leurs yeux, le recueil est avant tout l’héritier d’une tradition culinaire vivante, plus proche de la pratique quotidienne des cuisiniers que des constructions littéraires. Ces perspectives, loin de s’exclure, éclairent chacune une facette de ce texte étrange, à la fois technique, composite et profondément ancré dans son temps.
Un noyau ancien, mais sans auteur identifiable
Le recueil contient indéniablement un ensemble de recettes anciennes, peut-être contemporaines de Marcus Gavius Apicius, peut-être seulement issues du milieu culinaire qui fit de son nom un symbole de raffinement. L’attribution reste impossible à établir: les recettes primitives ne portent aucune marque d’auteur, et la tradition latine elle-même utilisait «Apicius» comme un label culinaire bien avant que le livre ne prenne sa forme actuelle.
Le texte montre des lacunes –recette annoncée mais absente[1], chapitres manquants dans le livre VI[2], schémas perdus[3]– qui témoignent d’une transmission heurtée. Rien ne permet toutefois d’en conclure que le recueil originel était plus structuré qu’aujourd’hui: ces absences peuvent relever tout autant des accidents de copie que de l’intégration progressive de notes et de listes.
À cela s’ajoutent des ajouts manifestement tardifs, identifiables grâce à des recettes dédiées à des personnages illustres, parfois des empereurs ou des magistrats de haut rang[4]. Leur chronologie, souvent postérieure de plusieurs décennies voire de plusieurs siècles à l’époque d’Apicius, atteste que le recueil a été complété au fil du temps. Ces dédicaces ne forment pas une strate homogène: elles semblent refléter l’usage vivant du texte par des cuisiniers.
Sauces, médecine, grammaire grecque
Au sein de ce noyau ancien, plusieurs ensembles thématiques s’entrecroisent.
Les recettes de sauces occupent une place importante: Eduard Brandt, en 1927, leur consacra une étude détaillée et suggéra que certaines dérivaient d’un De condituris attribué à Apicius par de multiples auteurs tardifs[5]. Le livre X, exclusivement consacré aux sauces de poissons, semble en effet pointer vers une source différente de celle des plats. Mais rien n’oblige à imaginer un traité autonome: la logique d’un cuisinier ou d’un scribe, regroupant progressivement des recettes voisines, suffit peut-être à expliquer cette configuration.
À côté des sauces, le texte dévoile une strate médicale reconnaissable: remèdes digestifs et préparations laxatives[6], ainsi que des recettes a balneo, soit pour des plats destinés à être consommé immédiatement après le bain dans un but thérapeutique[7]. André interprétait ces passages comme l’emprunt direct d’un traité diététique latin. On peut tout aussi bien y voir la circulation naturelle des pratiques entre médecine et cuisine: dans l’Antiquité, le cuisinier savant est aussi un praticien de la santé.
Plus ancienne encore, ou simplement plus identifiable, la couche grecque laisse une empreinte nette: vocables translittérés (oxyzomum, leucozomus, embamma), techniques alexandrines, tours syntaxiques traduits littéralement du grec. Brandt distinguait deux groupes, celui des condita, des recettes de boissons aromatisées et de préparations épicées[8], et celui du thermospodium (θερμοσπόδιον), réchaud ou bain-marie d’origine grecque[9], issus selon lui de corpus hellénistiques. Rien n’interdit cette lecture; mais un milieu culinaire bilingue suffit parfois à produire ce mélange de terminologie et de syntaxe, sans qu’il soit nécessaire de supposer l’existence de textes indépendants.
Ce qui apparaît clairement, en revanche, est que le De re coquinaria ne naît pas d’un projet littéraire: il résulte d’une longue histoire de gestes notés, repris, traduits, complétés et remployés.

Vers la fin de l’Antiquité: une mise en forme progressive
La langue du recueil, proche de celle de la Mulomedicina Chironis[10] et de la Peregrinatio Etheriae[11], permet de situer son état final vers la fin du 4ᵉ siècle. André imaginait à cette époque un rédacteur cultivé, peut-être médecin, rassemblant plusieurs fascicules pour en faire une somme culinaire. Cette hypothèse a l’avantage de la cohérence: elle explique la présence des titres grecs, la division en dix livres, l’apparence d’un arrangement thématique.
Mais il est tout aussi possible –et c’est l’hypothèse de Grocock & Grainger– que cette mise en forme ne soit pas l’œuvre d’un individu: les recettes auraient pu s’organiser progressivement, de copies en copies, au gré des usages et des regroupements pratiques. L’unité apparente serait alors l’effet du temps, non d’un projet.
Les manuscrits: un héritage fragmentaire
L’histoire matérielle du texte confirme ce caractère évolutif. Aucun manuscrit antique n’a été pour l’heure exhumé. Vers 820, l’abbaye de Fulda (en Allemagne actuelle) devait posséder un archétype dont on trouve la trace jusqu’au début 15e siècle, puis il s’est perdu.
De ce modèle dérivent toutefois deux témoins carolingiens du 9e siècle conservés jusqu’à aujourd’hui: l’un est à la bibliothèque du Vatican (Urb.lat.1146[12]) et l’autre à l’Académie de médecine de New-York (manuscrit de Cheltenham/New York[13]). Leur comparaison révèle un texte stable dans son ensemble mais fragile dans ses détails, marqué par l’hésitation des scribes devant un lexique culinaire souvent obscur. Certaines anomalies, que l’on pourrait croire antiques, sont peut-être des rationalisations médiévales.

Les Excerpta de Vinidarius
Dans l’Antiquité tardive circulait un autre recueil de recettes attribué à Apicius, connu sous le nom d’Excerpta Vinidarii. Ces Extraits d’Apicius compilés par Vinidarius nous sont conservés dans un unique manuscrit, le Codex Salmasianus[14] (7ᵉ-début 8ᵉ siècle). Le texte présente d’abord une liste d’épices, suivie de trente et une recettes. La langue, manifestement postérieure au 4ᵉ siècle, a conduit Brandt à dater la compilation de la fin du 5ᵉ ou du 6ᵉ siècle. Le compilateur porte un nom d’origine germanique, Vinidarius, parfois rapproché du gotique Vinithaharjis, et il est possible que ce recueil ait été mis en forme en Italie du Nord.
Certaines recettes des Excerpta reprennent des préparations connues du De re Coquinaria[15], la majorité sont originales. Faut-il en déduire l’existence d’un Apicius plus complet aujourd’hui perdu? Ou, comme le pensent Grocock & Grainger, d’une pluralité de traditions parallèles, sans centre fixe? Là encore, les deux lectures ne s’excluent pas: l’une met l’accent sur la perte, l’autre sur la diversité.
L’empreinte d’un monde culinaire sur plusieurs siècles
Le De re coquinaria ne nous livre pas les recettes personnelles d’Apicius, mais plutôt l’empreinte d’un monde culinaire sur plusieurs siècles. Les analyses d’André mettent en évidence une organisation tardive, un effort de composition qui donne au recueil une cohérence relative. Celles de Grocock & Grainger rappellent la réalité mouvante des traditions techniques: un texte façonné par la pratique autant que par la copie, sans auteur ni architecte, où chaque strate s’est déposée sur la précédente.
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Bibliographie sommaire
- André, Jacques, Apicius. L’Art culinaire, Les Belles Lettres, Paris, 1965.
- Brandt, Eduard, Untersuchungen zum römischen Kochbuche, Leipzig, 1927.
- Grocock, Christopher & Grainger, Sally, Apicius. A Critical Edition with an Introduction and an English Translation, Prospect Books, Totnes, 2006.
- Giarratano, C. & Vollmer, F., Apicii sive De re coquinaria libri decem, Leipzig, Teubner, 1922.
Les références au texte suivent la numérotation des recettes établie par J. André. Elles sont complétées par l’indication du livre, du chapitre et de la section.
[1] Apic. 4.3.2 (§166) : Isicium Terentinum facies: inter isicia confectionem invenies. «Faites les quenelles suivant la recette de Terentius – vous la trouverez au chapitre des quenelles». Mais le De re coquinaria ne comporte aucune recette de quenelle selon Terentius.
[2] Le livre VI a perdu plusieurs chapitres qui sont encore mentionnés dans le manuscrit Urb.lat.1146 (voir illustration). Cela concerne des recettes de grives, paons, faisans qui ne se retrouvent pas dans le texte.
[3] la recette §141 (4.2.14) fait clairement référence à une illustration disparue: patellam aeneam qualem debes habere infra ostenditur. «Voir ci-dessous quel moule de bronze on doit utiliser».
[4] Voir le tableau des personnages cités dans les recettes du De re coquinaria.
[5] Plusieurs auteurs antiques et médiévaux attestent l’existence d’un ouvrage d’Apicius sur les sauces et condiments: Tertullien mentionne les «condiments apiciens» (De anima 33: condimentis Apicianis); saint Jérôme évoque «les sauces d’Apicius» (Adversus Iovinianum 1,40: ad iura Apici); le second Mythographe du Vatican précise qu’«Apicius, personnage très vorace, écrivit beaucoup sur les condiments» (II, 269 [= 225] : Apicius quidam voracissimus fuit, qui de condituris multa scripsit); un scholiaste de Juvénal note qu’«Apicius fut l’auteur de banquets choisis et écrivit sur les petits plats» (Schol. Iuv. 4,23: Apicius auctor praecipiendarum cenarum, qui scripsit de iuscellis); enfin, un scholiaste du Querolus affirme qu’Apicius «invent[a] l’art de la cuisine et écrivit beaucoup sur les condiments» (Schol. Querolus p. 22,17 : …qui primus coquinae usum invenit et de condituris multa scripsit).
[6] §29 (1.27.1: Sel aux épices), §39 (1.34.1: Oxigarum digestif), §53 (2.2.5: Quenelles simples pour relâcher le ventre), §67 à §71 (3.2: Potage pour le ventre), §108 (3.17.1: Orties contre la maladie), §111 (3.18.3: Pour la digestion), §432 (9.10.12: Cela rétablit très bien l’estomac).
[7] §55 (2.2.7: recette de quenelles à la fécule pour prendre à la sortie du bain), §410 (9.4.3: sèches bouillies pour la sortie du bain) et §419 (9.8.5: autre recette).
[8] Recettes §1 (1.1.1: recette de vin merveilleux aux épices), §2 (1.1.2: vin miellé aux épices…), §3 (1.1.3: recette d’absinthe romaine), §56 (2.2.8: autre sauce à la fécule), §58 (2.2.10: recette d’apothermum).
[9] Recettes §131 (4.2.4: patina coulante), §135 (4.2.8: patina chaude ou froide de sureau), §136 (4.2.9: patina de roses), §160 (4.2.33: patina de sorbes chaude et froide), §417 (9.8.3: autre recette pour l’oursin). Jacques André traduit thermospodium par «cloche à braises»
[10] La Mulomedicina Chironis (littéralement « la médecine de Chiron pour les mules ») est un traité médical du 4ᵉ siècle consacré au traitement des chevaux.
[11] Peregrinatio Etheriae (ou Itinerarium Egeriae) est le récit, rédigé en latin vers 381–384, d’un pèlerinage en Terre sainte attribué à Égérie, une chrétienne hispano-romaine.
[12] Urb.lat.1146 – DigiVatLib – Biblioteca Apostolica Vaticana
[13] The New York Academy of Medicine’s Apicius Manuscript
[14] BnF, Paris, ms. lat. 10318 (Codex Salmasianus), notice codicologique et descriptive, Biblissima.